Journaliste au Droit et au Devoir, Claude Lévesque s’est intéressé à l’actualité internationale. Il propose son regard sur l’immigration au Royaume-Uni.

Accueillant, le Royaume-Uni ? Ça dépend. À mon premier voyage, en septembre 2014, j’ai passé les contrôles à l’aéroport d’Heathrow, à Londres, sans le moindre problème. Trois ans plus tard, j’ai dû subir les questions d’un immense agent frontalier à l’air soupçonneux qui venait de lire sur ma carte de déclaration que je prévoyais séjourner dans son pays pendant près de six mois (la durée maximale d’un séjour en tant que touriste). En décembre 2019, à l’aéroport de Manchester, c’est une machine, évidemment au fait de toutes les métadonnées me concernant, qui m’a laissé passer dans la plus complète indifférence, sachant que je ne présentais aucun danger pour le royaume, sa souveraine ou ses sujets.

« Sorry, I don’t speak English », s’excuse la femme de chambre d’un hôtel du quartier Bayswater, situé près de Hyde Park, en plein cœur de Londres. Remplacez le mot English par le mot French et vous pourriez vous croire à Montréal. La dame ajoute tout de suite : « Je parle français. » Elle est roumaine et elle fait partie des centaines de milliers d’étrangers qui travaillent dans le secteur des services au Royaume-Uni, notamment dans l’hôtellerie et la restauration, principalement à Londres.

Les employeurs sont heureux de pouvoir recourir à cette main-d’œuvre venue du continent européen ou de plus loin, de façon légale la plupart du temps. À Londres et dans les autres grandes villes, la présence de ces étrangers ne dérange pas. Il faut dire qu’aujourd’hui, 47 % des Londoniens ne sont pas des Britanniques « de souche », et que plus de 36 % d’entre eux ne sont même pas nés au Royaume-Uni.

Notting Hill est un des nombreux quartiers à la mode de la capitale britannique. […] Il est situé juste à l’ouest de Bayswater. Les étrangers y trouvent assez facilement du travail. Au Sun and Splendor, le serveur d’origine hispanique donne constamment du « Hi buddy ! » aux clients, histoire de faire cool. Parfois, parce qu’il vient de se rappeler qu’il est à Londres et pas à New York, il lance un « Hi mate ! ».

L’immigration a toujours suscité de vifs débats au Royaume-Uni. C’était déjà le cas bien avant que le pays se joigne, en 1973, à la Communauté économique européenne qui allait devenir l’Union européenne vingt ans plus tard. Le Royaume-Uni a connu plusieurs vagues d’immigration, à diverses époques. Il compte de vieilles communautés immigrées, dont la présence remonte à l’époque du commerce triangulaire (esclaves contre mélasse contre produits transformés aux XVIIe, XVIIIe et XIXsiècles) pour ce qui est des Africains et des Antillais, et à celle des guerres de l’opium (1839-1842 et 1856-1860) pour ce qui est des Chinois.

La présence des Irlandais remonte aussi au milieu du XIXsiècle. Chassés de leur île par la famine, ils sont arrivés dans la région de Liverpool en si grand nombre qu’ils ont complètement transformé l’accent du Lancashire pour donner naissance à un nouveau parler qu’on appelle le scouse […].

Plus près de nous, le Royaume-Uni a fait venir de nombreux travailleurs étrangers après la Seconde Guerre mondiale parce qu’il manquait de main-d’œuvre pour reconstruire ce qui avait été détruit. […] La plupart de ces nouveaux venus étaient des ressortissants de pays du Commonwealth. […] Dans les années 1960, on a commencé à s’interroger sur la capacité, et la volonté, de tous ces étrangers de s’intégrer à la société britannique. À partir de 1962, on a resserré les conditions d’entrée des ressortissants de pays du Commonwealth.

L’afflux d’immigrants dans l’après-guerre doit quand même être relativisé. Jusqu’au milieu des années 1980, le Royaume-Uni a continué d’« exporter » plus de gens qu’il n’accueillait d’immigrants. […]

Les attaques contre les Noirs se multiplient à partir de 1958 et se poursuivent pendant une bonne partie des années 1960, et même au-delà. Dans un livre intitulé Black and British – A Forgotten History, David Olusoga rappelle que ce n’est qu’en 1978, après 20 ans à l’antenne, que la BBC a retiré de l’horaire son Black and White Minstrel Show. L’émission présentait des sketches où les acteurs blancs se maquillaient en Noirs. Il s’agit bien sûr du fameux blackface, qui a récemment mis dans l’embarras, au Canada, des gens des milieux artistique et politique, dont le premier ministre Justin Trudeau.

À cette époque, le National Front (NF), une organisation d’extrême droite, raciste et ouvertement fasciste fondée en 1967, distillait la haine des étrangers et tout particulièrement de ceux qui n’avaient pas la peau blanche. Sans approuver ses méthodes, des politiciens plus « respectables », appartenant pour la plupart au Parti conservateur, ont épousé certaines des idées du NF. […]

Dans les années 1970 et 1980, des skinheads endoctrinés par le National Front et d’autres organisations racistes attaquaient couramment les gens de couleur et vandalisaient leurs maisons dans l’est de Londres et dans les villes industrielles du nord de l’Angleterre. C’étaient surtout les immigrants venus du Pakistan oriental, devenu le Bangladesh en 1971, qui étaient alors visés.

Pendant la décennie qui a précédé le référendum sur le Brexit, l’immigration en provenance de l’Union européenne a augmenté sensiblement. La liberté de mouvement des personnes, y compris pour aller occuper un emploi, est une des « quatre libertés » prévues par le marché unique de l’UE. […] Pendant les années 1990 et même jusqu’en 2003, les arrivées en provenance du continent européen étaient plutôt demeurées stables, à 61 000 par année en moyenne. […]

En réaction au traité de Maastrich […] Alan Sked, un universitaire et érudit, fonde en 1993 le United Kingdom Independence Party (UKIP). Il attire dans sa nouvelle formation politique quelques-uns des éléments les plus eurosceptiques du Parti conservateur. L’UKIP est propulsé à l’avant-scène politique aux élections européennes de 2004, récoltant 16 % des suffrages exprimés. Il connaît une brève éclipse avant de reprendre de la vigueur aux élections européennes de 2009, lors d’élections locales et de nouveau aux européennes en 2014.

L’UKIP dit s’opposer à la classe politique traditionnelle formée à Oxford et à Cambridge, à ceux et celles qu’on appelle les « Oxbridge ». Il est souvent considéré comme le parti des laissés pour compte de la mondialisation et des hommes blancs assez peu instruits, à une époque où les partis traditionnels courtisent plus volontiers la classe moyenne. […]

L’UKIP a surtout connu du succès en Angleterre et très peu en Écosse, au pays de Galles et en Irlande du Nord. Il a été dirigé de 2006 à 2016 par Nigel Farage, qui est devenu l’une des figures de proue du Brexit. Après le référendum de juin 2016 et la conversion officielle des tories aux vertus de ce même Brexit, Farage quitte la direction de l’UKIP. Il va participer en février 2019 à la fondation du Brexit Party, dont il deviendra le chef. Il est en grande partie responsable de la tenue du référendum gagnant sur le Brexit, mais il est clair que les Britanniques ne veulent de lui ni comme premier ministre, ni même comme député. Farage, l’UKIP et le Brexit Party ont certes joué un rôle non négligeable dont on n’a pas fini de mesurer l’importance, mais ils sont restés dans les marges de la vie politique du Royaume-Uni.

Rectificatif :
Une version antérieure de ce texte présentait l’auteur Claude Lévesque comme philosophe et et professeur au département de philosophie de l’Université de Montréal de 1960 à 2002. C’est une erreur. L’auteur de British Blues a été journaliste, notamment au Devoir, où il s’est intéressé à l’actualité internationale.

British Blues – Fractures, grandeurs et misères d’un royaume désuni

British Blues – Fractures, grandeurs et misères d’un royaume désuni

Éditions Somme toute

176 pages