On a célébré récemment mes 30 années de journalisme à La Presse. Un bon moment pour faire le point. Je suis entré dans cette grande institution québécoise en novembre 1990, en faisant la promesse au directeur de l'information de l'époque, Marcel Desjardins, que je deviendrais le prochain Denis Lessard, déjà le roi du scoop au pays. Personne ne devient Denis Lessard. Mais cette déclaration un peu présomptueuse a définitivement inspiré le style de journalisme que j'ai toujours voulu mettre de l'avant.

D'aussi loin que je me souvienne, j'ai désiré être journaliste à La Presse. Lorsque j'avais dix ans, j'étais camelot à Pointe-aux-Trembles et, en rentrant à la maison après ma tournée de fin d'après-midi (le journal était imprimé vers 14 h à cette époque), je me dépêchais de lire les Sports et les « petits bonhommes » dans les annonces classées, avant d'attaquer mes devoirs.

Arrivé à l'école secondaire, j'ai immédiatement rejoint le journal étudiant, où j'ai écrit « à la Foglia » avant d'en devenir le rédacteur en chef. Ma passion pour le journalisme était telle que je n'ai jamais envisagé un autre métier que celui-là, et on peut retrouver ma signature dans les archives du journal étudiant du cégep Maisonneuve et au Montréal-Campus, le journal étudiant de l'UQAM.

Le journalisme n'est plus ce qu'il était

Le métier de journaliste vous confère un énorme pouvoir. Celui de faire ou de défaire des réputations. Parfois sur une phrase, voire un mot de trop, on peut réduire toute la carrière d'une personnalité à néant. Je suis arrivé à La Presse à une époque où la direction de l'information nous permettait de publier des histoires qui noircissaient la réputation d'un homme sur la base d'une seule source anonyme. Comme je m'intéressais aux histoires policières, cela m'a permis à plusieurs reprises d'écrire sur des hommes d'affaires en précisant aux lecteurs qu'untel était « lié de près au monde du crime organisé ». Cela faisait des manchettes spectaculaires. Et même si l'unique source policière anonyme d'une de ces manchettes nous semblait fiable, cela a fini par nous valoir quelques belles poursuites. Arrivé à la direction de l'information quelques années plus tard, c'est une des premières normes auxquelles je me suis attaqué. Je suis particulièrement fier de notre Guide des normes mis en place en 2008, lequel n'a jamais cessé d'évoluer. Il nous arrive encore d'égratigner des réputations, mais nos pratiques sont désormais exemplaires, LE modèle à suivre dans notre industrie. Alors oui, le journalisme n'est plus ce qu'il était. Et c'est tant mieux.

On ouvre la machiiiine

Je suis devenu directeur principal de l'information en février 2003. Philippe Cantin était l'éditeur adjoint, et il était le genre de patron qui donne de la corde à son directeur de l'information. Un mois à peine après mon arrivée en poste, Philippe part en vacances avec sa petite famille dans le Sud, en me donnant ce conseil dont je me suis toujours inspiré par la suite - peut-être un peu trop, me diront mes proches collaborateurs : « S'il arrive un gros événement, tu vas toujours te tromper si tu n'en fais pas assez. Mais ce ne sera jamais une erreur d'en faire trop. » C'est ainsi que, Philippe parti à Cuba et injoignable, la guerre en Irak éclata. Je suis alors sorti de mon bureau pour m'adresser à mon équipe et lancer au beau milieu de la salle ce qui allait par la suite devenir un cri de ralliement lors des grands événements : « Ok tout le monde, on ouvre la machiiiine ! » Dans les heures et les jours qui ont suivi, on envoyait pas moins de quatre journalistes dans cette région du Proche-Orient, dont plusieurs sont restés sous les bombes des mois de temps. Tandis que d'autres reporters allaient couvrir le conflit depuis Londres ou Washington, Pierre Foglia, envoyé au Texas, allait scruter le pays de George W. Bush afin de nous aider à comprendre comment les Américains appréhendaient ces événements. Nous avons eu une des meilleures couvertures de cette triste guerre.

Boss, sors-moi de prison !

Le métier de rédacteur en chef ou de directeur de l'information demande toutes les qualités humaines et sans doute quelques défauts aussi, mais c'est surtout exigeant pour la vie personnelle et familiale. Combien de soupers les samedis soirs entre amis ont été interrompus, combien de journées de ski en famille ai-je dû reporter pour cause de grosse nouvelle qui venait d'éclater ? Deux fois, vers 3 h de la nuit, j'ai reçu un appel de la grande Michèle Ouimet qui venait d'être jetée en prison en Afghanistan ou au Pakistan. Une autre fois, un dimanche soir à minuit, c'est une jeune journaliste qui m'appelait en pleurant parce qu'elle s'était fait arrêter ici à Montréal lors d'une manifestation des Carrés rouges.

Je racontais à un ami récemment qu'à partir du moment où je suis devenu directeur principal de l'information, il n'y a probablement pas eu un seul week-end où je n'ai pas eu à intervenir sur une ou plusieurs histoires, à répondre à des courriels urgents reliés à l'actualité brûlante, ou à relire un texte litigieux. Même en vacances ailleurs sur la planète, je m'occupais des affaires du journal au moins une heure par jour pour prendre des décisions qui ne pouvaient attendre. Je lève mon chapeau à ceux que j'ai côtoyés durant toutes ces années, mes plus proches collaborateurs, de Mario Girard à Philippe Cantin, en passant par Alexandre Pratt, Benoit Giguère, Mélanie Thivierge, Florence Turpault-Desroches, André Pratte et vous tous qui êtes passés par la direction de l'information, qui avez toujours été si dévoués pour la cause journalistique et celle de La Presse en particulier.

Les monstres sacrés

Quand Philippe Cantin m'a offert de devenir son bras droit en 2003, j'ai d'abord refusé. J'avais tellement de plaisir à sortir des scoops de l'hôtel de ville de Montréal que je ne me voyais pas devenir grand patron. Philippe, qui est devenu un mentor formidable, ne lâche pas le morceau facilement, et j'ai fini par accepter. Non sans réaliser soudainement avec effroi : « Ça veut dire que j'aurai à mettre nos monstres sacrés à la retraite... » Je pensais à Louise Cousineau, Lysiane Gagnon, Pierre Foglia, Réjean Tremblay, Claude Gingras, Claude Picher, ces journalistes qui ont marqué les années 70, 80, 90, 2000... Le sentiment d'appartenance a toujours été très fort à La Presse, et particulièrement chez nos journalistes. Pour ces monstres sacrés, dont toute la vie a tourné autour du fait qu'ils étaient des journalistes-vedettes à La Presse, le fait de poursuivre le travail longtemps après l'âge normal de la retraite était la chose la plus naturelle qui soit. Mais il y a un moment où il faut tourner la page. Quand je sentais le moment venu, je les invitais donc à un lunch ou un souper légèrement arrosé pour avoir une longue conversation avec eux. J'ai eu droit à des confessions touchantes, et bien des larmes ont coulé, des deux côtés de la table, à l'occasion de ces rencontres dont je garde de précieux souvenirs. Dans tous les cas, ce fut un énorme privilège. Généralement, pour les convaincre, je les invitais à réfléchir au fait qu'à 70, 75 ou même à 84 ans (cher Claude Gingras !), ils devraient consacrer leurs prochaines années à découvrir quel genre d'homme ou de femme ils pouvaient être en dehors de cette magnifique boîte qu'est La Presse, en dehors de ce métier de passion qu'est le journalisme.

Faire le grand saut

Ces conversations me reviennent à l'esprit aujourd'hui, car c'est à mon tour de faire le grand saut. Je vous annonce que je vais quitter La Presse le 1er janvier prochain, à minuit une seconde. Le temps est venu pour moi de passer à autre chose. Ce n'est pas que j'ai perdu la flamme, bien au contraire. Mais ça fait quelques années que je réfléchis à l'idée d'une nouvelle carrière. J'ai fêté mes 55 ans récemment. Le moment est venu. Et puis, après 30 ans à La Presse, dont 17 ans à la barre de cette salle de rédaction, il est temps de remplacer le « gros boss » par quelqu'un de plus jeune, avec de nouvelles idées. Ainsi va la vie.

En 2010, quand j'ai été nommé éditeur adjoint, l'industrie des médias était plongée dans une crise sans précédent qui allait durer toute la décennie. J'ai dit à Guy Crevier : « J'accepte le défi, car je veux participer à sauver notre entreprise. » S'ensuivit la plus extraordinaire mission que La Presse ait connue à ce jour, sa transformation en un média entièrement numérique. Ce fut une décennie de remises en question et de discussions enflammées, certes, mais ce défi fut des plus exaltants. Je quitterai La Presse à la fin de l'année avec la certitude que notre entreprise est maintenant sur la voie du retour aux beaux jours. L'équipe de la haute direction accomplit un travail colossal, dans tous les secteurs de notre entreprise, et notre modèle fonctionne. À vous tous, à Pierre-Elliott et à Guy, et à tous les employés des différents services qui vous accompagnent dans cette grande aventure, je souhaite tout le succès pour la suite.

Journalistiquement aussi, la décennie qui s'achève a été tout à fait grisante. Que de scoops ! Nous avons créé une solide équipe d'enquête. Et développé nos contenus de type magazine, qui nous distinguent tant aujourd'hui. Nous avons renouvelé notre équipe de chroniqueurs. Notre impact dans la société n'a jamais cessé de croître. Et nous avons contribué à faire adopter deux projets de loi pour la protection des sources journalistiques. Enfin, je l'ai toujours dit : on ne fait pas ce métier pour récolter des prix, mais pour servir le public. Tout de même, collectivement, nous avons récolté 250 prix de journalisme au cours des dix dernières années, dont une mention au prix Michener en 2016. La Presse a été, année après année, le média le plus primé au Québec. On peut être fier.

Je souhaite aussi tout le succès possible à mes journalistes : vous êtes vraiment les meilleurs. Ne laissez jamais votre passion s'éteindre, soyez ambitieux, soyez exigeants pour ce métier et cette salle de rédaction. Je tiens à remercier tous ceux et celles qui m'ont soutenu au cours de toutes ces années, ou qui m'ont ébloui par leurs reportages, images, chroniques ou éditoriaux et caricatures ; mais aussi tous les autres, journalistes au pupitre, réviseurs, graphistes, techniciens-photos, ainsi que Carmen et son équipe - sans oublier Manon et tous les membres de la direction de l'information que j'ai côtoyés : chacun des succès qui ont marqué mes 17 ans à la tête de la salle de rédaction, c'est à vous que je les dois.

J'ai toujours senti que notre équipe était composée d'hommes et de femmes complètement dévoués à la cause de l'information et à la défense de l'intérêt public, des valeurs qui ne m'ont jamais quitté durant toutes ces années.

Un mot en terminant sur nos quatre directeurs principaux. Jean-François Bégin, Malorie Beauchemin, Yann Pineau, François Cardinal : vous êtes de grands journalistes, des gestionnaires d'exception, humains, toujours à la recherche de solutions. De vous voir aller dans vos mille dossiers quotidiens avec autant de brio, talent et passion, malgré les appels multiples en soirée, les week-ends interrompus, les vacances annulées pour cause de crise politique, les conversations difficiles, les décisions tough qu'il faut prendre tout de suite, sans trop y réfléchir, parce que, tsé, le deadline... Merci d'accomplir tout ça tout en rigolant, la plupart du temps. Nos 200 journalistes et notre 1,4 million de lecteurs quotidiens sont chanceux de pouvoir compter sur vous et sur la belle équipe de la direction de l'information.

Quant à moi, je vais profiter des prochains mois pour prendre de vraies vacances ; peut-être en confinement, mais sans interruption, enfin. Il est temps pour moi de voir quel genre d'homme je puis être en dehors de cette magnifique boîte qu'est La Presse.