Dans une mise en scène macabre devenue, hélas, trop familière, des hommes vêtus de noir ont froidement décapité 21 chrétiens égyptiens sur une plage anonyme de la Libye.

Dès la diffusion de la vidéo documentant cette exécution de masse qui a été revendiquée par le groupe État islamique, l'Égypte a bombardé ce qu'elle a identifié comme des positions djihadistes dans l'est de la Libye. C'est la première fois que l'armée égyptienne s'engage ainsi dans une opération antiterroriste chez son voisin. C'est également la première fois qu'une organisation affiliée à l'EI se manifeste avec un tel étalage de barbarie en Libye.

Ce double précédent est révélateur d'un même phénomène: un an après avoir amorcé sa spectaculaire progression en Irak et en Syrie, ce mouvement fanatique entre dans une nouvelle phase. Et pose des menaces nouvelles, qui débordent bien au-delà de son «califat» actuel.

Hier, des attentats-suicide menés par deux kamikazes ont fait plus de 30 morts dans l'est de la Libye. L'EI a revendiqué la responsabilité du carnage.

Depuis la fin de l'automne, des cellules se réclamant de l'EI ont signé une série d'attentats en Libye et dans le Sinaï égyptien. La situation est particulièrement inquiétante en Libye, ce pays déliquescent en proie à des guerres intestines entre milices de tout acabit.

Les premiers drapeaux de l'EI sont apparus à Derna, une ville ultra conservatrice de l'est de la Libye, vers la fin de l'automne. Déjà, quand je l'avais visitée, au printemps 2011, Derna était le fief de groupes salafistes dont certains se sont par la suite alliés à Al-Qaïda. Maintenant, ils se tournent de plus en plus vers le groupe État islamique.

Fin janvier, un attentat a fait une dizaine de morts dans un hôtel de Tripoli, la capitale libyenne. Il a été revendiqué par l'EI. Début février, des hommes de l'EI ont pris le contrôle d'une radio locale à Syrte, le fief du dictateur assassiné Mouammar Kadhafi, y diffusant des prêches du leader du groupe, Abou Bakr al-Baghdadi. Et le week-end dernier, une quarantaine de camionnettes transportant quelque 300 hommes armés ont défilé à Nofaliya, petite ville à quelques dizaines de kilomètres de Syrte. Il pourrait s'agir d'un premier contingent de combattants libyens de l'EI à rentrer au bercail.

Et puis, il y a eu ce massacre des 21 Coptes égyptiens qui ont eu la mauvaise idée d'aller gagner leur vie en Libye.

«La Libye est pire que la Somalie, l'État a explosé, et il n'y a aucune force de paix internationale», souligne Alain Rodier, du Centre français de recherche sur le renseignement.

Bien qu'il ne contrôle pour l'instant aucune des villes libyennes où il s'est implanté, le mouvement djihadiste est en train de créer une base d'action potentiellement menaçante pour l'Europe, avertit le chercheur. Après tout, l'Italie n'est pas bien loin des plages libyennes sur la Méditerranée.

Parallèlement, le groupe EI se manifeste aussi dans le Sinaï égyptien, autre territoire en proie à tous les trafics, qui échappe à tout contrôle étatique. Le 29 janvier, une série d'attaques coordonnées ont coûté la vie à une trentaine de personnes, surtout des militaires égyptiens. L'EI a revendiqué ces attentats.

Ces nouvelles cellules de l'EI ne représentent pas beaucoup de gens. On est loin, très loin d'une armée. «En Libye, on parle de plusieurs centaines de personnes, face à 200 000 hommes armés répartis dans 1500 milices», fait valoir Luis Martinez, du Centre d'études et de recherches internationales de Sciences Po, en France. Mais ce spécialiste de la Libye n'écarte pas l'idée qu'un jour, des groupes affiliés à l'EI parviendront à prendre le contrôle d'un bout de territoire de ce pays en lambeaux.

Il faut dire que les rivalités internes en Libye jouent en faveur de l'EI. Car des acteurs importants de la crise actuelle souhaitent carrément une nouvelle intervention internationale, souligne Luis Martinez. Or, plus la menace de l'EI est grande, plus cette intervention devient plausible. De là à laisser délibérément ces cellules proliférer, il n'y a qu'un pas...

Jusqu'à la fin de 2014, l'EI avait concentré tous ses efforts sur le territoire qu'il avait réussi à se tailler à cheval entre la Syrie et l'Irak. Mais depuis le début des frappes alliées, le vent a tourné. L'EI a perdu Kobané, en Syrie. Son entreprise de conquête territoriale fait du surplace.

C'est pour répondre à ces revers militaires que l'organisation djihadiste s'est lancée dans un virage stratégique, affirme Alain Rodier. Elle ne se contente plus d'accueillir à bras ouverts tous les djihadistes qui veulent bien lui prêter allégeance. Mais elle les intègre officiellement à l'intérieur de son «califat».

Le Sinaï et les trois grandes régions de la Libye constituent aujourd'hui des wilayat, ou provinces, sortes de territoires extraterritoriaux sur la carte de l'EI...

Ça donne une impression de force et de contrôle, pour contrecarrer son image mise à mal par les bombardements. Cette nouvelle stratégie internationale de l'EI est aussi un outil de propagande dans sa guerre d'influence avec sa grande rivale, Al-Qaïda.

Et rien de mieux que des territoires hors contrôle pour mettre cette stratégie en marche.