Je n'avais pas déposé mon sac à dos, dimanche, que ma blonde m'annonçait que le design du futur pont sur le Saint-Laurent avait été dévoilé alors que j'étais à l'extérieur du pays, à près de 2000 mètres d'altitude, loin de tout signal cellulaire...

C'est la loi de Murphy: suffit qu'un journaliste parte un jour pour qu'on choisisse ce jour pour convoquer les médias.

En mettant le pied à la maison, je me suis donc précipité sur les images, excité comme un enfant qui déballe un cadeau, pour finalement ressentir quelque chose comme... une déception.

Une déception qui ressemble à celle qu'on éprouve lors d'un échange de cadeaux: tu as beau avoir de faibles attentes, il y a quand même en toi l'espoir de trouver dans le papier emballage une surprise qui t'arrache un «wow»... puis finalement, pas de «wow».

Même chose avec le pont signé Poul Ove Jensen. Je n'attendais pas le prochain chef-d'oeuvre architectural, et pourtant, ma première réaction a été de me désoler qu'il ne s'agisse pas d'un chef-d'oeuvre, pas plus que d'un coup de génie ou d'un pont emblématique.

Du moins à première vue, au sortir du bois...

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On partait de loin, souvenons-nous-en. Un chantier d'une telle ampleur, dans le contexte financier actuel, mené par un gouvernement qui a autant d'intérêt pour le beau que pour les ours polaires, ne pouvait mener, il y a un an encore, qu'à une banalité sans nom.

Au pis, j'imaginais une simple autoroute surélevée, affligeante d'ennui, comme celle qu'on vient de construire sur l'autoroute 30. Au mieux, une structure qui se donne faussement des airs design pour faire oublier sa fadeur, comme le pont de la 25.

Après tout, les conservateurs ne semblaient avoir qu'une certitude: le prochain pont, financé par péage, serait construit en partenariat public-privé. Tout le reste n'était que luxe et caprices, à leurs yeux, une attitude qui peut faire des ravages dans le contexte d'un PPP (oui, le Centre universitaire de santé McGill aura bel et bien ce look une fois terminé...).

Puis il y eut cette petite ouverture, il y a six mois, lorsque le gouvernement Harper a mis une croix sur le concours architectural, mais s'est résigné à lancer un processus avec «directives architecturales», piloté par l'architecte danois Poul Ove Jensen et surveillé par un comité architectural.

Pas mal. Mais encore là, il suffit de comprendre la procédure pour saisir ses limites. Les «directives» encadrent certes la qualité du projet en amont, sur papier, mais ils sont facilement contournables en aval, sur le terrain, comme l'a prouvé la décevante architecture extérieure de la Maison symphonique de Montréal.

Tout n'était donc pas perdu, mais rien n'était gagné...

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Au cours des derniers mois, pas moins d'une trentaine de spécialistes ont travaillé sur ces directives. À Montréal chez Provencher Roy, à Copenhague chez Dissing+Weitling, à Londres, New York et San Francisco.

Les professionnels ont tout essayé, tout viré de bord, jusqu'à envisager la construction d'un pont couvert... en verre!

Mais voilà, le Saint-Laurent n'est ni la vallée du Tarn ni la baie de San Francisco. Bien difficile d'y construire un viaduc de Millau ou un Golden Gate. D'autant qu'il y a ici des contraintes climatiques exceptionnelles, une voie maritime à grande portée ainsi que des échéanciers et des budgets fort limités (non, le pont ne coûtera pas 5 milliards, facture qui comprend toutes les approches, mais environ le tiers de cette somme).

Tout cela pris en compte, et surtout, une fois le concours écarté (seuil au-delà duquel l'audace architecturale était plus difficile à atteindre), le pont proposé est probablement le plus bel ouvrage d'art qui pouvait être conçu.

Le pont n'est certes pas spectaculaire comme le Stonecutter qu'a conçu Jensen à Hong Kong, mais il a d'énormes qualités qui en font une structure qui s'apprécie dans le détail, dans le jeu des proportions, dans l'expérience qu'il fera vivre aux cyclistes et aux automobilistes.

Il s'agit d'un pont élancé, élégant, sobre, qui porte définitivement la signature Jensen. Un pont dont la taille des haubans offre une théâtralité aussi imposante que permise avec un aéroport à proximité, à Saint-Hubert.

Il s'agit d'un pont soutenu par des piliers en forme d'Y qui créent un effet surprenant lorsqu'ils se reflètent dans l'eau (des piliers qui rappellent d'ailleurs étrangement le logo minimaliste d'Expo 67 avec ces deux hommes aux bras tendus vers le ciel). Un pont blanc qui pourrait être plus racé encore si l'acier était privilégié.

Il s'agit d'un pont, enfin, dont le grand mérite se trouve dans le mouvement qu'il induit. Cette lente montée, d'abord, qui créera une intéressante ascension jusqu'aux haubans, en plus de permettre l'implantation d'un train léger. Et cette courbe dans le tablier, ensuite, qui prolongera le magnifique panorama sur le centre-ville... sans qu'il soit parasité par les nouvelles tours de L'Île-des-Soeurs.

Le pont de remplacement ne sera donc pas un chef-d'oeuvre architectural, mais un intéressant ouvrage d'art. Ce ne sera pas un pont reconnaissable à l'étranger, mais néanmoins un pont distinctif. Ce ne sera pas un pont emblématique, mais un pont signature.

Bref, ce ne sera pas un pont audacieux, mais sa construction n'en constituera pas moins un geste audacieux.