C'est en ouvrant les yeux, mercredi matin à Montréal, que Sally Zohney a appris la nouvelle. Trois bombes venaient d'exploser devant l'Université du Caire, tuant un policier et faisant plusieurs blessés.

Ces nouvelles explosions l'ont d'autant plus choquée qu'elle connaît bien cette université, où elle a étudié pendant quatre ans, en sciences politiques. Ça ne fait pas si longtemps, d'ailleurs, puisque la militante féministe a tout juste 28 ans.

La mauvaise nouvelle du mercredi lui a rappelé à quel point son pays, l'Égypte, s'enfonce progressivement dans la violence. «Avant, les attentats visaient les postes de police, des institutions gouvernementales. Maintenant, c'est l'université. On peut mourir chaque jour, on ne sait où, et on ne sait pourquoi!»

De passage à Montréal pour une conférence sur le «Printemps arabe» organisée par la chaire Raoul-Dandurand de l'UQAM, Sally Zohney a dressé un bilan sombre de son pays, trois ans et des poussières après la chute de Hosni Moubarak.

Fin mars, un tribunal de province a condamné à mort 529 personnes, soupçonnées d'appartenir à la confrérie des Frères musulmans, et accusées du meurtre... d'un seul policier. «Condamner plus de 500 personnes pour un même crime, c'est ridicule», s'offusque la jeune femme.

Cette condamnation massive a causé une vague d'indignation dans le monde. Les procédures judiciaires ne sont pas toutes épuisées, les condamnés ne seront peut-être pas tous exécutés - mais ça en dit long sur l'état de la justice égyptienne, sous le règne de l'armée qui a renversé le président islamiste Mohamed Morsi, en juillet.

Huit mois plus tard, les prisons égyptiennes sont pleines de présumés Frères musulmans, mais aussi des contestataires de la première heure, ceux qui étaient descendus place Tahrir pour contester la dictature, un certain jour de janvier 2011.

Membre du mouvement féministe Badeya, Sally Zohney trouve que les femmes ont particulièrement écopé depuis trois ans. Il y a aujourd'hui moins de femmes au Parlement que sous Moubarak, leurs droits ont reculé et les partis politiques, pour l'essentiel, s'en fichent. En même temps, le recours au viol comme arme d'intimidation politique est devenu une pratique courante. Au point que des ONG, incluant la sienne, ont dû mettre sur pied des brigades de défense des femmes pour assurer leur protection dans les manifestations.

Sally Zohney fait partie de cette génération de jeunes qui sont descendus dans les rues en janvier 2011, dans l'espoir d'une nouvelle Égypte, fondée sur des principes d'égalité, de justice et de démocratie. «Rien de tout cela n'existe aujourd'hui. Les jeunes et les femmes sont exclus, nous vivons sous un régime militaire, avec de plus en plus de violence. On s'éloigne de plus en plus de notre rêve.» Et ce n'est pas la prochaine élection présidentielle, qui consacrera le pouvoir du général Abdel Fattah al-Sissi, qui arrangera les choses...

Seul legs positif de la fièvre de 2011, selon elle: les femmes sont sorties de l'indifférence. Elles se battent pour participer à la vie politique.

Autrement dit, la révolution collective et institutionnelle a échoué. Mais des milliers d'Égyptiennes ont réussi leur propre révolution personnelle. Peu à peu, elles affirment leur présence. C'est peu. Mais ce n'est pas rien.

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C'est un tout autre visage du Printemps arabe que m'a présenté mardi soir Mustapha Ben Jafaar, président de l'Assemblée constituante tunisienne qui a approuvé, fin janvier, la nouvelle Constitution du pays.

L'homme de 74 ans, de passage lui aussi à Montréal, a été au coeur de l'exercice de haute voltige qui a permis de réconcilier des points de vue diamétralement opposés, dont ceux des laïques de gauche et ceux des islamistes, et d'aboutir à l'adoption de la nouvelle loi fondamentale du pays.

À un moment, tout a failli déraper. Fin juillet 2013, l'assassinat du député Mohamed Brahmi a porté les tensions entre les islamistes, au pouvoir, et leurs opposants laïques, à leur comble. Mustapha Ben Jafaar a dû suspendre les travaux constitutionnels et s'est attelé à rétablir le dialogue entre les deux camps.

«Il aurait suffi d'une étincelle pour conduire à l'irréparable», se souvient-il. Il n'y a pas eu d'étincelle. Plutôt, une Constitution dont la seule évocation allume un grand sourire sur le visage de Mustapha Ben Jafaar. Droits inamovibles, respect de la liberté de conscience, parité entre les hommes et les femmes sur les listes électorales. Grâce à quelques flous artistiques qui ont permis de réconcilier ce qui paraissait irréconciliable, cette Constitution a été avalisée par 200 voix sur 216. «Aujourd'hui, c'est la Constitution de tous les Tunisiens», se félicite M. Ben Jafaar.

Pourquoi ce dénouement en Tunisie, et un autre en Égypte? Mustapha Ben Jafaar croit que la différence tient dans les traditions politiques de son pays, souvent à l'avant-garde, politiquement et socialement. «Nous avons fondé les premiers syndicats et la première Ligue des droits de l'homme dans le monde arabe», énumère-t-il. La scolarisation des filles et des lois familiales relativement progressistes n'ont pas nui non plus à cette transition fructueuse.

Qui sait? Peu à peu, les Égyptiens y parviendront peut-être, eux aussi? Avec le temps. Et avec des femmes comme Sally Zohney pour veiller au grain...