Chokri Belaïd se savait menacé. Mardi, la veille de sa mort, ce leader de la gauche tunisienne, reconnaissable à son épaisse moustache noire, a parlé de ses craintes à la télévision. Il a raconté comment de jeunes islamistes avaient fait irruption, récemment, à une réunion du parti des Patriotes démocrates pour tabasser les militants. Comment un autre affrontement s'était produit, pas plus tard que vendredi, au congrès de son parti. Et comment ces mêmes islamistes avaient tenté d'incendier les locaux du parti, le lendemain.

Chokri Belaïd a été abattu hier matin, lorsqu'il sortait de chez lui, dans un chic quartier résidentiel de Tunis. Son assassinat a causé consternation et indignation dans ce petit pays qui avait été à l'avant-garde des révolutions arabes de 2011. Mais où, comme chez les voisins, le Printemps arabe peine à tenir ses promesses.

Les Tunisiens sont redescendus massivement dans les rues pour protester contre ce meurtre politique, sans précédent dans l'histoire récente du pays. «C'est plus qu'un choc, pour nous. C'est la première fois qu'un leader politique de cette envergure est assassiné en plein jour, en Tunisie», dit Larbi Chouikha, politologue à l'Université de Tunis.

La Tunisie a connu son lot d'assassinats politiques sous la dictature. Sa démocratie balbutiante a aussi été occasionnellement entachée de sang. D'ailleurs, la tension ne cessait de monter, au cours des derniers mois: destruction de mausolées, tabassages d'opposants. En octobre, le dirigeant régional d'un autre parti de l'opposition, Lotfi Nagdh, a été assassiné à Tataouine, dans le sud du pays.

Mais le meurtre d'hier, c'est du jamais vu. «Tout le monde est en émoi, maintenant les gens ont peur», dit Larbi Chouikha. Symboliquement, plusieurs ont vu dans cet assassinat une tentative d'assassiner la démocratie elle-même.

Larbi Chouikha redoutait une telle escalade depuis un bon moment: «Le climat politique devenait de plus en plus délétère en Tunisie.» Au coeur des tensions: l'identité religieuse des Tunisiens. Deux ans après la révolution, le pays est coupé en deux blocs. D'un côté, les islamistes, dont le parti Ennahda, qui dominait le gouvernement, mais aussi des salafistes, encore plus radicaux. De l'autre, les démocrates laïques, qui essayaient d'empêcher la régression sociale et de protéger les acquis des femmes.

Avocat, défenseur des droits de la personne qui a connu la prison sous Ben Ali, Chokri Belaïd incarnait parfaitement ce dernier courant. Ce fort en gueule n'hésitait pas à critiquer les islamistes d'Ennahda. A-t-il payé le prix de son courage? Larbi Chouikha hésite à imputer son assassinat à quelque mouvement que ce soit, tant que la lumière n'a pas été faite sur ce meurtre. Mais les gens qui sont descendus dans la rue en Tunisie, hier, ne faisaient pas preuve d'autant de scrupules.

Il faut dire que la Ligue de protection de la révolution, bras armé d'Ennahda, a été associée à plusieurs des attaques récentes contre les militants laïques. Et que ce parti, qui dit s'inspirer des islamistes turcs, n'a pas fait grand-chose pour empêcher ou dénoncer ces excès de violence.

L'assassinat d'hier risque d'enflammer le pays. Mais, paradoxalement, il pourrait aussi aider à sauver la révolution tunisienne.

Deux ans après la chute de Ben Ali, la révolution se trouvait dans un cul-de-sac. Empêtrée dans une partie de bras de fer entre religieux et laïcs, l'Assemblée constituante n'avait toujours pas accouché d'une Constitution. Idem pour la Loi électorale, sans laquelle les élections prévues pour ce printemps ne pourront avoir lieu. Tout le processus de démocratisation était gelé.

Pour le débloquer, l'opposition demandait que le gouvernement dominé par Ennahda soit dissous et remplacé par des «technocrates», qui piloteraient le pays jusqu'au prochain scrutin. 

Or, quelques heures après le meurtre de Chokri Belaïd, le premier ministre Hamadi Jabali a justement annoncé la dissolution du gouvernement et son intention de former un «gouvernement d'unité nationale», destiné à sortir le pays de la crise. 

Ce geste vient peut-être trop tard, craint Larbi Chouikha. Mais pour Raouchen Methamem, un économiste montréalais d'origine tunisienne qui s'apprêtait à manifester devant le consulat de la Tunisie hier soir, l'assassinat de Chokri Belaïd pourrait aussi devenir l'électrochoc dont le pays avait besoin, «le tournant qui relancera la démocratisation».

On croise les doigts pour qu'il ait raison.