C'est comme un furoncle qui apparaît régulièrement sur le visage lisse de la tolérance religieuse. Quelqu'un, quelque part, décide d'offenser publiquement une religion qu'il honnit, généralement l'islam. Dans l'espoir plus ou moins explicite que les réactions suscitées par son geste l'aideront à étayer sa thèse d'une religion inférieure et intrinsèquement violente.

Et le pire, c'est que ça marche. Quand un journal danois a publié ses fameuses caricatures de Mahomet, il y a eu des manifestations anti-occidentales hystériques, de Damas à Jalalabad. Même scénario quand le pasteur américain ultraconservateur Terry Jones a appelé les fidèles à brûler le Coran, avant d'y mettre lui-même le feu.

Et maintenant, il y a ce film, intitulé L'innocence des musulmans. Popularisé, entre autres, par le même Terry Jones... Et suivi d'une attaque meurtrière à Benghazi, la grande ville de l'est de la Libye.

Réglons le cas du film pour commencer. Il s'agit d'une production cheap jusqu'au ridicule, basée sur un mauvais scénario, incarné par de mauvais acteurs qui doivent donner vie à des dialogues pitoyables. On y voit, par exemple, le supposé Mahomet s'extasier devant un âne, premier animal musulman de la planète... Ou courir autour d'un lit entre ses multiples femmes. Ça vous donne une idée du niveau. Le prophète y est présenté comme un clown et un séducteur, vaguement homosexuel, et surtout, assoiffé de sang.

La meilleure critique de cette oeuvre inepte vient de Yigal Palmor, porte-parole du ministère des Affaires étrangères israëlien, qui décrit le réalisateur Sam Bacile comme un «électron libre et un idiot patenté».

Mais ici encore, la provocation semble avoir fonctionné. Coûtant la vie à quatre personnes, dont l'ambassadeur américain Christopher Stevens.

Il est quand même ironique de constater que le représentant d'un pays ayant contribué au renversement de Mouammar Kadhafi vient d'être victime d'un groupuscule islamiste qui a pu prospérer depuis la chute du dictateur. De quoi faire bien rigoler le roi des rois d'Afrique dans sa tombe.

Mais avant d'en conclure que la révolution libyenne a propulsé ce pays dans le chaos et l'extrémisme, remettons un peu les choses en perspective. La Libye a tenu ses premières élections législatives libres en juillet. Contrairement à tous les autres scrutins post-révolutionnaires dans le monde arabe, ici, la victoire n'est pas allée aux islamistes, mais à une coalition de libéraux qui n'a pas l'intention mettre le pays sous une chape de plomb conservatrice. Hier, l'Assemblée nationale libyenne a choisi le nouveau premier ministre. Il s'appelle Abou Chagour, on le dit proche des islamistes - mais pas du tout dans la veine extrémiste.

Comme l'illustre le terrible attentat de mardi, la première tâche du nouveau dirigeant de la Libye sera de travailler à la sécurité du pays. Les armes qui ont servi à renverser Kadhafi circulent toujours, particulièrement dans les villes de l'est, où les mouvements salafistes prolifèrent. Et un des groupes soupçonnés du quadruple assassinat d'hier, Ansar al-Charia, a justement ses antennes dans des villes telles que Darna et Benghazi, où ont eu lieu ces derniers mois une série d'attentats, inquiétants pour la suite des choses.

Au moment d'écrire ces lignes, il n'était pas clair si l'attentat avait été planifié de longue date, indépendamment du film provocateur de Sam Bacile. Ou s'il s'agissait d'une réaction spontanée à la provocation. À Washington, on soupçonne l'acte prémédité, orchestré par un mouvement qui cherche à déstabiliser le pays, à un moment très délicat de son histoire.

En attendant d'en savoir plus, l'attentat qui a ravagé le consulat des États-Unis à Benghazi montre à quel point les lendemains révolutionnaires peuvent être chaotiques. Mais ce n'est pas une raison pour regretter la dictature. Pas plus que le film débile de Sam Bacile n'est une raison pour appeler à la censure.