Parfois tu gagnes, parfois tu perds, philosophent les anglophones.

C'est peut-être dur pour l'ego de se faire dire par Air France que Montréal n'a pas assez de gens fortunés pour remplir la classe affaires d'un gros A380. Que Montréal ne fait plus partie du jet-set, aux côtés de New York, de Los Angeles, de Johannesburg, de Tokyo et de Singapour.

Mais, à tout prendre, les Québécois préfèrent que les machinistes de Bombardier aient du travail aux usines de Saint-Laurent et de Dorval. Car la commande record passée par la société américaine NetJets a complètement éclipsé le départ de l'Airbus A380 du ciel montréalais.

Dans sa version gonflée à l'hélium, cette commande pour 275 appareils et le soutien après-vente qui y est associé pendant 15 années représenteraient des revenus de 9,6 milliards US pour Bombardier. Mais cela, c'est en supposant que NetJets exerce toutes ses options d'achat d'appareils. Ce n'est pas dit. La partie assurée de ce contrat se situe en fait à un peu plus de 3,4 milliards US.

C'est aussi en présumant que Bombardier a vendu ces avions d'affaires au prix affiché. Ce n'est jamais le cas. Et NetJets, cette entreprise du holding de Warren Buffett qui permet à de riches clients de se partager la propriété de jets d'affaires, a assurément profité d'une conjoncture qui lui est favorable.

Alors que l'industrie de l'aviation d'affaires ne s'est pas encore tout à fait remise de la crise financière, de la récession qui a suivi et du ralentissement qui se poursuit en Europe, NetJets profite encore d'un marché d'acheteurs.

Cependant, même si ce contrat est loin d'être le plus lucratif de son histoire, il ne pourrait tomber à meilleur moment pour Bombardier et ses usines québécoises.

NetJets a commandé 75 biréacteurs de modèle Challenger 300 et 25 appareils Challenger 605.

Montréal est instinctivement associé à la production des jets régionaux de la famille CRJ, qui ont fait sa gloire. Mais c'est à Dorval que les machinistes de Bombardier réalisent l'assemblage final et la finition de ces deux avions d'affaires. Plusieurs composantes et le poste de pilotage sont aussi assemblés à l'usine de Saint-Laurent.

Bombardier n'est pas encore en mesure de dire si ce contrat se traduira par des embauches aux usines de Saint-Laurent et de Dorval, qui emploient 4000 et 2500 salariés, respectivement. Mais la commande de NetJets assure de l'ouvrage à ces usines dans un avenir prévisible. Un luxe pour Bombardier, qui n'a pas connu pareille assurance depuis fort longtemps.

À la fin de mars, Bombardier n'avait que 10 mois de production de Challenger devant elle, ce qui est en deçà de sa cible de 12 à 15 mois de production.

Cette commande pourrait même permettre de rappeler des employés qui étaient affectés à la production des jets régionaux, comme cela s'est déjà vu dans le passé, tous les machinistes étant membres du même syndicat.

La production de jets régionaux souffre actuellement d'un passage à vide. Après une année 2011 catastrophique, avec la vente de seulement quatre jets régionaux, trois transporteurs ont passé des commandes timides depuis le début de l'année qui totalisent 10 appareils.

Même si certains analystes comme ceux de la Financière Banque Nationale entrevoient un regain d'intérêt pour les jets régionaux de la part de transporteurs américains qui étaient sur la ligne de touche, ces contrats restent hypothétiques.

Entre-temps, la production de la CSeries est sur le point de commencer à Mirabel, en vue du premier vol qui doit avoir lieu d'ici la fin de l'année. Actuellement, 1700 employés de Bombardier sont affectés à la conception et à la production de ce nouvel avion long-courrier.

Du nombre se trouvent 1150 spécialistes au centre de développement des produits de Dorval. La production n'occupe pour l'instant que 200 personnes à Mirabel, soit le cinquième de l'effectif de cette usine d'assemblage. Mais Bombardier prévoit que la CSeries occupera 3500 machinistes et ingénieurs en 2017, lorsque la production sera véritablement lancée.

Les analystes sont encore partagés sur le succès de cet appareil pour lequel Bombardier a reçu 138 commandes fermes. Mais la CSeries rayonne au-delà des murs de Bombardier.

Pratt&Whitney Canada a fait construire à Mirabel son Centre aéronautique, où ce motoriste effectuera les essais en vol des moteurs pouvant atteindre 90 000 livres de poussée. Pratt y montera aussi le nouveau moteur PurePower destiné aux avions de la CSeries, de même que les moteurs PW800 pour la prochaine génération de jets d'affaires de grande taille.

«On sent que la reprise est là», dit Suzanne Benoît, PDG d'Aéro Montréal, qui regroupe tous les acteurs de l'industrie aérospatiale du Québec.

Avec plus de 42 000 salariés employés de quelque 215 entreprises qui affichent des revenus totalisant 12 milliards de dollars, selon les données 2011 du ministère du Développement économique, de l'Innovation et de l'Exportation, le Québec est sur le point de retrouver sa forme de 2008.

Aéro Montréal prévoit que l'industrie devra combler 3600 postes d'ici la fin de l'année. Même l'usine de Bell Helicopter Textron à Mirabel, qui se désolait d'avoir perdu l'assemblage du dernier modèle d'hélicoptère civil au profit d'une usine au Texas qui tourne au ralenti, peine à trouver tous les ingénieurs dont elle a besoin, raconte Suzanne Benoît.

Personne ne le dit pas tout haut, de crainte que cela porte malheur. Mais le vent a enfin tourné.

Pour joindre notre chroniqueuse: sophie.cousineau@lapresse.ca