Un chroniqueur politique que je connais me l'a dit sur le ton de la confidence. Depuis le départ de Jean Chrétien, il vit un deuil.

Ce journaliste est loin de partager toutes les opinions politiques de l'ancien premier ministre, qu'on se comprenne. Mais il s'ennuie de cette grande bête politique, avec son caractère intempestif et sa combativité de chat de ruelle.

À mon tour de vous faire une confession. Je me suis ennuyée de Conrad Black. Un peu pour les mêmes raisons. Aucun homme d'affaires au Canada n'est aussi fascinant, enrageant et divertissant que lui.

Nous ne l'avions pas complètement perdu de vue durant les trois années qu'il a passées derrière les barreaux. En fait, il trouvait souvent le moyen de se rappeler à nous.

Des prisons de la Floride où il a purgé sa peine pour fraude et entrave à la justice, il a noirci des milliers de pages. Il a mis six mois à écrire une biographie de Richard Nixon de 1200 pages. Il a écrit à la même vitesse «A Matter of Principle», sur sa longue bataille judiciaire qu'il a menée jusqu'à la Cour suprême des États-Unis. L'ancien propriétaire du National Post, du Chicago-Sun-Times et du Daily Telegraph a aussi signé plusieurs lettres à l'éditeur qui ont été publiés dans les journaux d'ici et d'ailleurs.

Mais ce n'est pas pareil que de retrouver un homme libre d'agir, libre d'intervenir. Quoiqu'on pense de la façon par laquelle il a siphonné les actionnaires de l'éditeur de journaux Hollinger International pour financer son train de vie princier, quoi qu'on pense de son arrogance, aucun homme d'affaires n'a débattu avec autant d'énergie des questions d'intérêt public au pays. Qu'on l'aime ou qu'on le déteste, c'est un homme entier.

Conrad Black est sorti de prison hier matin. Des agents américains de l'immigration l'ont aussitôt cueilli pour le conduire à l'aéroport de Miami. Il a atterri à Toronto en après-midi comme une sorte d'immigrant reçu. C'est le résultat d'une querelle puérile entre ces deux personnages entêtés que sont Jean Chrétien et Conrad Black.

En 1998, le premier ministre britannique Tony Blair avait offert à Conrad Black de l'anoblir en lui conférant le titre de Lord Black de Crossharbour. Mais Jean Chrétien avait refusé que son grand détracteur accède à la Chambre des Lords, sous prétexte que les Canadiens n'ont pas à porter de titres. En guise de protestation, Conrad Black a renoncé à sa citoyenneté canadienne en 2001. Une bêtise énorme, en rétrospective, puisque ce citoyen britannique n'a pas pu purger sa peine au Canada par la suite.

Conrad Black n'a jamais caché son souhait de rentrer au Canada. Cela faisait cinq ans qu'il n'avait pas mis les pieds à sa somptueuse résidence du quartier Bridle Path, de Toronto, où habite toujours son épouse, Barbara Amiel.

Le gouvernement fédéral lui a consenti un permis de séjour d'un an qui expirera en mai 2013. Une décision qui, lorsqu'éventée plus tôt cette semaine, a scandalisée Thomas Mulcair, chef du NPD.

Deux poids deux mesures, a-t-il tonné. Il faisait référence à la demande d'un Américain de race noire qui s'est réfugié au Canada dans les années 70. Gary Freeman demande à revenir à Toronto, où il a élevé sa famille, après avoir purgé une peine de prison aux États-Unis pour avoir blessé par balle un policier lors d'émeutes raciales.

Pourtant, Thomas Mulcair pourrait trouver en ce «criminel britannique» un allié politique inattendu.

Tous les journalistes qui ont rencontré l'ancien magnat de la presse au cours ces dernières années racontent à quel point l'homme a changé depuis qu'il a séjourné en prison. Conrad Black a publiquement dénoncé la réforme du système judiciaire entreprise par le gouvernement de Stephen Harper. Cette réforme a durci les peines à l'endroit des trafiquants de drogue, des prédateurs sexuels et des jeunes contrevenants. Les sentences d'une durée minimale sont aussi coûteuses qu'inefficaces pour dissuader le trafic des drogues, fait valoir Conrad Black, recherches à l'appui.

Conrad Black se montre tout aussi critique envers les États-Unis, un pays qu'il a longtemps admiré. Il a ainsi établi un parallèle entre les rémunérations excessives de Wall Street et la décadence de l'empire romain.

Mais si Conrad Black ne se promène plus avec la cape rouge au col d'hermine des lords britanniques, certaines choses n'ont pas changé. Comme sa volonté de restaurer sa réputation avec sa plume trempée dans le vitriol. Comme son désir de se venger contre ceux qui l'ont attaqué.

En dépit de tous les paiements de non concurrence frauduleux que les comptables ont retracés, en dépit des images vidéo accablantes de Conrad Black et de son chauffeur qui sortent des cartons de documents en catimini, par la porte arrière de son bureau de Toronto, Conrad Black s'est toujours considéré comme innocent. Une victime de procureurs américains zélés.

Dans un texte intitulé «I was right» («J'avais raison»), publié peu après que la Cour suprême des États-Unis eut accepté d'entendre sa cause, en 2009, il écrivait ceci: «God of vengeance; God to whom vengeance belongs, show Thyself». Ou si vous préférez: «Dieu de la vengeance, montrez-vous».

Il n'a pas eu raison sur toute la ligne. Mais, sa soif de vengeance n'a pas été apaisée pour autant. Il y a un mois, la Cour suprême du Canada l'a autorisé à poursuivre pour diffamation les anciens administrateurs de Hollinger international à son retour au pays, même si les offenses présumées se sont produites aux États-Unis.

Pour rétablir son nom et refaire ses finances (le fisc américain lui réclame près de 70 millions à lui seul!), Conrad Black ira jusqu'au bout. Car s'il est de retour, son vrai come-back ne fait que commencer.