La société Eastman Kodak vient de mettre en vente sa filiale Kodak Gallery, un site internet qui permet de partager, d'archiver et d'imprimer ses photos sur différents supports.

Mais ce n'est pas un moment que l'entreprise voudra immortaliser et classer dans son grand album, un «Kodak moment», pour reprendre son célèbre slogan anglais.

Kodak ne récoltera pas une fortune avec ce site internet qui, malgré ses 75 millions de membres, est en perte de vitesse. Sa fréquentation périclite, selon comScore. Des investissements insuffisants en publicité et en développement expliquent cet échec, le dernier d'une série pour Kodak qui a complètement raté son virage numérique.

Cependant, la vénérable entreprise de Rochester, New York, n'a pas le choix. Elle a désespérément besoin de liquidités. Les investisseurs craignent que son encaisse, de 957 millions US aux dernières nouvelles, s'épuise au cours des prochains mois. Dans cette grande braderie, elle a aussi mis en vente 1100 brevets dans l'espoir de rééditer l'exploit de Motorola, qui a touché le pactole lors de sa vente à Google.

Mais Kodak agonise depuis si longtemps que plus personne ne semble s'émouvoir de ses dernières difficultés.

Kodak ne vaut plus que 320 millions US en Bourse, alors que sa capitalisation boursière avait dépassé les 30 milliards à son sommet, durant les années 90. Même son allié Legg Mason Capital Management, son premier investisseur institutionnel en importance, a perdu patience. Il a liquidé toutes ses actions au cours de la dernière année. Ces actions se négocient maintenant à 1$ et des poussières. En un mot, c'est la misère.

Il y a toutefois une certaine nostalgie à écrire sur Kodak, une entreprise de 131 ans dont la marque de commerce - que Georges Eastman a inventée parce qu'il aimait la graphie et la sonorité du «K» - est entrée dans le langage populaire.

As-tu pris ton Kodak? demandait-on encore il n'y a pas si longtemps. Question qui, aujourd'hui, semble anachronique. Tous les téléphones intelligents sont équipés d'appareils photo à haute résolution.

La petite histoire de Kodak, riche d'enseignements, vaut la peine d'être contée.

En 1881, Georges Eastman a quitté son emploi de banquier pour se lancer en affaires et se consacrer à temps plein à sa passion, la photographie. Il a déposé des brevets et acheté des brevets sur tout ce qui s'approchait de près et de loin à cet art, qu'il a démocratisé. Il voulait créer, disait-il, une organisation qui serait capable de «créer une succession rapide de changements et d'améliorations». Une entreprise qui mettrait au point le fameux Instamatik.

C'est cet esprit qui s'est perdu depuis les années 80.

L'idée reçue, c'est que Kodak n'a pas réussi à s'adapter à la numérisation de la photographie, une technologie de rupture. Mais en fait, c'est Kodak elle-même qui a mis au point le premier appareil numérique, en 1975.

Toutefois, l'entreprise a hésité à développer cette technologie, qui était encore imparfaite à ses débuts, afin de protéger sa production de films traditionnels, très lucrative. Ce faisant, Kodak a laissé le champ libre aux industriels japonais comme Canon, Nikon et Fuji.

L'entreprise a aussi hésité à s'aventurer dans de nouveaux créneaux comme les appareils photo jetables. Bref, elle s'est assise sur sa domination du marché américain, qui s'est effritée.

Voilà six années (six!) que le PDG actuel, Antonio Perez, essaie de virer le paquebot Kodak. L'entreprise s'est restructurée, avec des délestages et des licenciements qui ont fait tomber son effectif à moins de 19 000 salariés. Dans un pari audacieux, Antonio Perez a changé la mission même de l'entreprise.

De spécialiste de la photo, l'entreprise espère devenir la spécialiste de l'impression avec la fabrication d'imprimantes pour les entreprises comme pour les consommateurs. C'est cette conversion qui nécessite actuellement des investissements qui compromettent la situation financière à court terme de Kodak.

Cependant, Antonio Perez a adopté des politiques qui suscitent la controverse. Par exemple, au lieu de subventionner le prix de l'imprimante et de facturer le gros prix pour les cartouches d'encre, il a choisi de vendre les imprimantes Kodak un peu plus cher et de facturer un prix moindre pour les cartouches. Or, les consommateurs américains, encore éprouvés par la récession, n'ont d'yeux pour l'heure que pour le prix de l'imprimante.

D'autres se demandent aussi comment Kodak concurrencera Hewlett-Packard, qui dispose de moyens financiers considérables, en plus d'une expertise reconnue.

«Au moins, ils ne se sont pas convertis au fax», a ironisé un analyste financier dans la presse américaine.

Kodak n'est pas la première entreprise à frôler la mort à la suite de décisions malheureuses. Plusieurs comme Apple ont orchestré leur grand retour.

Mais avec les derniers flashs de Kodak qui crépitent, les perspectives de l'entreprise s'assombrissent. Au point où l'on a l'impression de regarder un film qui se terminera par un fondu au noir.

Pour joindre notre chroniqueuse: scousineau@lapresse.ca