Si je travaillais pour la société papetière Kruger à Crabtree, je serais en beau fusil.

Plutôt que d'investir dans Lanaudière, cette entreprise montréalaise s'est laissé séduire par les aides financières généreuses de la région de Memphis, au Tennessee.

C'est là que Kruger prendra de l'expansion en installant, dans un édifice tout neuf, des équipements à la pointe qui accroîtront de 18% sa production de papier hygiénique. C'est là que se créeront une centaine d'emplois.

Et qui finance les deux tiers de cet investissement de 316 millions US? La Caisse de dépôt et placement du Québec, avec un prêt de 211 millions US! Avec l'argent que les travailleurs québécois lui ont confié pour assurer leurs vieux jours, la Caisse facilite un projet qu'Investissement Québec cherchait à attirer à Crabtree. Dans cette petite ville mono-industrielle à 5 km de Joliette, près de 700 personnes travaillent déjà pour Kruger. C'est ce que les anglophones appellent ajouter l'insulte à l'injure.

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La nouvelle éventée jeudi soir par mon confrère Sylvain Larocque est sortie la veille de la publication des résultats financiers de mi-année de la Caisse. Devant ce cauchemar de relations publiques, la Caisse a rapidement retrouvé ses vieux réflexes de contrôle de l'information.

Son porte-parole a repoussé le sujet à la fin de la téléconférence et a coupé court à la question tout à fait pertinente d'un journaliste, en prétextant qu'on y avait répondu, ce qui n'était pas le cas.

Dans cette histoire, deux questions se posent. Pourquoi Kruger a-t-elle préféré s'installer à Memphis plutôt qu'à Crabtree? Et pourquoi la Caisse a-t-elle cautionné ce choix en finançant son projet?

Pour Kruger, l'attrait de Memphis tient à deux raisons, explique Jean Majeau, premier vice-président communications. «La valeur du dollar canadien, c'est l'élément déterminant. Il n'y a aucune aide financière qui puisse compenser cela», a-t-il dit.

L'autre raison, selon Jean Majeau, c'est l'emplacement de l'usine. «La grande majorité de nos produits sont destinés aux États-Unis, a-t-il expliqué. Cela allait de soi que cela se fasse là.»

Cela, c'est la version officielle. Car derrière cette décision, d'autres considérations ont pesé lourd.

Il faut voir que la parité du dollar canadien et du dollar américain ne date pas d'hier. Cela fait plus de deux ans que les deux devises flirtent ensemble. Aussi, ce n'est pas comme si la valeur élevée du huard représente une nouvelle donne.

Par ailleurs, si la «grande majorité» du papier hygiénique qui sera produit à Memphis restera aux États-Unis, une partie non négligeable de cette production sera expédiée au Canada, à l'usine de Crabtree. Les travailleurs de Lanaudière emballeront ce papier hygiénique américain pour le marché canadien! Ainsi, en établissant son usine dans le sud des États-Unis, Kruger devra tout de même assumer des coûts de transport.

Le noeud de l'affaire, ce sont les subsides. Kruger ne parle pas spontanément de l'aide financière que les autorités de la région de Memphis lui ont consentie. Mais cette aide du Memphis&Shelby County Office, qui prend la forme de crédits d'impôt fonciers, représente un cadeau de 45 millions US, précise Jean Majeau.

C'est trois fois moins que les 132 millions US offerts à Électrolux pour convaincre cette multinationale suédoise de déménager son usine d'électroménagers de L'Assomption à Memphis. Mais pour la création d'une centaine d'emplois, c'est un montant fort élevé.

Pour rivaliser avec cette aide et les coûts d'exploitation plus élevés au Québec (salaires et avantages sociaux, transport), Kruger a demandé la lune au gouvernement du Québec, selon nos informations: subvention de 50 millions assortie d'un prêt et d'un investissement au capital. Cela équivalait à une aide de plus de 500 000 dollars par emploi.

Joint par téléphone, le ministre des Finances du Québec, Raymond Bachand, a refusé de chiffrer l'aide réclamée par Kruger, mais a parlé d'une «subvention pas faisable».

«On ne peut pas aller à des niveaux qui n'ont aucun sens pour les contribuables», a-t-il dit.

Kruger a fait monter les enchères, comme le font toutes les entreprises qui marchandent avec les gouvernements. Mais devant un État américain qui est prêt à tout pour créer des emplois, Québec a refusé de se prêter à ce jeu dangereux. En toute justice, on ne peut que l'en féliciter.

Que Kruger choisisse de s'établir aux États-Unis, c'est une chose. Mais que la Caisse de dépôt finance son projet d'expansion, c'est une autre histoire.

Michael Sabia assume pleinement la décision prise par l'institution qu'il préside. En aidant les sociétés québécoises à exporter dans le monde entier, a-t-il expliqué, la Caisse renforcit les entreprises d'ici et, par ricochet, l'économie du Québec. Mais prendre la question d'aussi haut, c'est faire abstraction du fait que Memphis et Crabtree se trouvaient en concurrence directe pour ce projet.

Le financement de la Caisse a-t-il favorisé la candidature de Memphis au détriment de celle de Crabtree? Jean Majeau assure que non. «Notre décision (sur l'emplacement de l'usine) a été prise avant que nous ne sollicitions la Caisse.»

Le porte-parole de Kruger a refusé de dévoiler le taux d'intérêt sur ce prêt de 211 millions US. Information privée, a-t-il dit. Mais quand on lui demande si ce taux était inférieur aux taux commerciaux en vigueur, Jean Majeau assure que non. Kruger avait reçu une offre de financement d'un consortium d'institutions financières à des «conditions comparables». Si Kruger a privilégié la Caisse, c'est qu'elle préférait avoir un interlocuteur unique, a-t-il expliqué.

La contrepartie, c'est que Kruger n'avait pas besoin de l'aide de la Caisse pour mener à bien son projet. Et que la Caisse a raté une occasion de passer son tour.

En finançant Kruger, la Caisse se trouve à cautionner les pratiques d'un État désespéré qui attire ou vole des emplois avec des subventions mirobolantes. Pour une institution qui cherche à mettre en valeur sa contribution à l'économie du Québec, c'est un manque flagrant de jugement.