Vous allez penser que j'ai un esprit tordu, mais en lisant la défense présentée par Air Canada au Tribunal de la concurrence, un document de 55 pages écrit par les avocats les plus chèrement rémunérés au pays, je n'ai pu m'empêcher de sourire.

Comment la commissaire de la concurrence du Canada, Melanie Aitken, ose-t-elle nous soupçonner de connivence anticoncurrentielle? fait valoir Air Canada dans sa réponse qui suinte d'indignation.

Si nous coordonnons nos activités transfrontalières avec United et Continental Airlines, fixons à trois l'heure et le jour des vols, le prix des billets, les promotions, les voyageurs ne seront pas perdants, promis, juré, craché. Même qu'ils gagneront au change, et pas seulement que des milles Aéroplan. Nous serons tellement plus efficaces!

Je vous le dis, les avocats d'Air Canada sont des humoristes qui s'ignorent.

Car, si Air Canada concrétise son projet de coentreprise avec United Continental Holdings, qui chapeaute à la fois United et Continental, il est certain que ce consortium de transporteurs abusera de sa position dominante sur les liaisons transfrontalières où il exerce un quasi-monopole. Prétendre le contraire, c'est prendre pour des valises les 15,7 millions de personnes qui ont voyagé en avion entre le Canada et les États-Unis l'an dernier.

Parce que l'histoire de notre transporteur national nous a enseigné le contraire. Air Canada a la vilaine habitude de casser ses prix sur toute liaison où atterrit un transporteur concurrent, comme Canjet l'a déjà appris à ses dépens.

Mais lorsqu'un transporteur à rabais fait faillite, les prix des billets bondissent en moins de temps qu'il n'en faut pour dire «Je te tiens!». Par exemple, le prix des billets entre Montréal et New York a explosé dès que la défunte Jetsgo de l'entrepreneur Michel Leblanc a été clouée au sol, en 2005.

La question est de savoir si le Tribunal de la concurrence et, plus largement, le gouvernement doivent intervenir. Et si oui, de quelle façon? Or, il n'y a pas de réponse évidente à ces deux questions délicates.

Air Canada est partenaire de United Airlines depuis 1997, soit depuis la création du réseau Star Alliance. Continental Airlines s'est joint à ce réseau en 2009, de sorte que son alliance avec le transporteur montréalais est plus récente. Quoi qu'il en soit, avec la fusion de United et de Continental, annoncée en 2010, les trois compagnies aériennes sont plus proches qu'elles ne l'ont jamais été.

Cela explique pourquoi l'entente de principe convenue entre Air Canada, United et Continental en octobre 2010 est passée relativement inaperçue. Toutefois, cette entente sur la création d'une coentreprise repousse beaucoup plus loin les frontières de cette collaboration, qui se limitait pour l'essentiel à des vols à codes partagés.

En vertu de cette entente, les trois transporteurs s'entendent sur tous les aspects de leurs vols entre le Canada et les États-Unis comme s'ils ne formaient qu'une seule compagnie aérienne. Ce faisant, ils contournent habilement les lois qui limitent la propriété étrangère des transporteurs au Canada et aux États-Unis.

On ne peut toutefois pas reprocher à Air Canada, à United et à Continental, trois transporteurs qui ont frôlé la faillite ces dernières années, de vouloir abaisser leurs coûts et accroître leur rentabilité. Surtout que l'économie fait du sur-place et que le prix du carburant peut exploser à tout moment.

Si cette entente n'a pas fait grand bruit à l'automne de 2010, elle a néanmoins attiré l'attention de la commissaire de la concurrence. Depuis son arrivée en poste, Melanie Aitken s'est fait remarquer en dénonçant de façon très publique des pratiques établies des agents immobiliers et des émetteurs de cartes de crédit.

Dans la requête qu'elle a déposée en juin, la commissaire demande au Tribunal de la concurrence d'interdire la fusion des activités transfrontalières des trois transporteurs. Ou, à tout le moins, de les empêcher de coordonner leurs vols sur les 19 liaisons où ils disposent d'une part de marché disproportionnée.

Quatre de ces 19 liaisons touchent Montréal. Ainsi, cette coentreprise assurerait tous les vols directs entre Montréal et Washington, de même que tous les vols entre Montréal et Houston. Elle assurait aussi 70% des liaisons entre la métropole et Chicago et 65% de celles entre Montréal et New York. Ouf!

Air Canada répond, avec justesse, que les barrières à l'entrée dans l'industrie de l'aviation sont peu élevées. WestJet offre de plus en plus de vols à destination des États-Unis, où elle sert une trentaine de villes. Porter s'y met aussi. Par ailleurs, il n'est pas dit que le transporteur américain JetBlue n'atterrira pas au Canada, comme le veut une vieille rumeur.

Bref, lorsqu'il y a des voyageurs à aller chercher, le marché finit habituellement par se corriger tout seul. Le hic, c'est que cela peut prendre du temps. Et que dans l'intervalle, les voyageurs à la recherche d'un vol direct aux États-Unis se font parfois plumer.

Entre feu vert et interdiction complète ou partielle, il existe pourtant un compromis qui pourrait servir à la fois les voyageurs et les transporteurs. Sur les liaisons où la position dominante du trio Air Canada-United-Continental fait craindre des abus, une agence indépendante pourrait réglementer les tarifs des billets d'avion, qui comprendraient un rendement prédéterminé. De telles interventions sont non seulement courantes dans les industries des télécoms et de l'énergie, mais aussi dans celle des transports.

Par exemple, c'est la Commission des transports du Québec qui fixe les tarifs des billets d'autobus entre Montréal et Québec, où le transporteur Orléans Express jouit d'un monopole.

Que ce mariage à trois assure la pérennité d'Air Canada, tant mieux. Mais cette coentreprise ne doit pas se construire sur le dos des voyageurs.

Pour joindre notre chroniqueuse: sophie.cousineau@lapresse.ca