Tous les spécialistes s'entendent: le budget déposé cette semaine par le ministre Jim Flaherty est d'abord un budget électoral. C'est l'évidence même.

Mais c'est plus que cela. Avec ce budget, les conservateurs se sont dotés d'un outil politique d'une redoutable efficacité, un outil qui peut jouer de mauvais tours aux autres partis en cours de campagne.

La grande cause des libéraux, leur principal cheval de bataille, la raison pour laquelle ils sont prêts à se lancer en campagne malgré les sondages défavorables, c'est l'impôt des sociétés. Dans son budget de 2009, le ministre Flaherty s'est engagé à abaisser le taux d'impôt sur le revenu des entreprises de 19 à 18% à compter du 1er janvier 2010. L'an dernier, il en a rajouté: baisse à 16,5% dès le 1er janvier 2011, puis à 15% un an plus tard. Les libéraux veulent faire annuler ces baisses.

Ce n'est pas la stratégie du siècle. D'abord, ce terrain politique est déjà occupé mur à mur par le NPD. Ensuite, la position de Michael Ignatieff représente un virage à 180 degrés par rapport à celle du libéral Paul Martin quand il était ministre des Finances; lui-même a considérablement baissé le taux d'imposition des entreprises parce qu'il y voyait plus d'avantages que d'inconvénients, et les événements des derniers mois sont en train de lui donner raison. Chaque point de pourcentage de baisse, en principe, représente un manque à gagner de un milliard pour le gouvernement. Mais ce chiffre est artificiel : les baisses d'impôts des sociétés contribuent à la croissance économique, ce qui augmente les recettes fiscales des gouvernements. Nous venons de voir que le taux est passé de 19 à 18% le 1er janvier 2010. Est-ce que cela a coûté un milliard à l'État? Voyons cela. Pour les 10 premiers mois de l'exercice 2010-2011 (derniers chiffres disponibles), malgré la baisse d'un point de pourcentage, l'impôt des sociétés a rapporté 1,2 milliard de PLUS dans les coffres d'Ottawa. À cause, évidemment, de la croissance économique.

Le budget de cette semaine n'annonce aucun changement de l'impôt des sociétés. Cela revient à une fin de non recevoir aux exigences libérales. Reste à savoir si Michael Ignatieff réussira à galvaniser l'électorat avec cela.

La position du Bloc risque de devenir difficile. Pour le Bloc, Ottawa doit verser 2,2 milliards à Québec en guise de compensation pour l'harmonisation de la taxe de vente. C'est une demande légitime : le Québec a été la première province à créer, en accord avec le fédéral, une taxe de vente harmonisée. À l'époque, il n'a reçu aucune compensation pour cela. Or, toutes les autres provinces qui ont emboîté le pas ont été dédommagées. Le budget reste complètement muet là-dessus. Là aussi, il s'agit d'une fin de non recevoir. Adressée au Bloc, pas au Québec. Dans les ministères des Finances, tant à Ottawa qu'à Québec, on ne cache pas que les deux gouvernements sont près de s'entendre sur le sujet. Tellement près, en fait, qu'il ne serait aucunement surprenant qu'une annonce soit faite au beau milieu de la campagne électorale. On voit d'ici Stephen Harper triompher: «On n'a pas besoin du Bloc pour s'entendre avec Québec!»

Mais le parti qui risque d'avoir l'air le plus fou, c'est le NPD. Le budget annonce en effet tout un train de mesures qui vont en plein dans le sens du credo néo-démocrate: bonification des pensions de vieillesse pour les aînés à faibles revenus, crédit d'impôt pour les aidants naturels, crédit à l'embauche pour les petites entreprises, reconduction du programme Éco-Énergie, généreuse aide financière aux jeunes professionnels de la santé qui choisiront de travailler en régions éloignées, nouveaux investissements dans les infrastructures des réserves autochtones, et j'en passe. Et le NPD s'est prononcé contre ça? On voit d'ici tout le kilométrage que les conservateurs peuvent faire avec cela, d'autant plus que le budget contient aussi toute une flopée de mesures où à peu près tout le monde trouve son compte.

Ce budget, au fond, ne fait que confirmer que Stephen Harper, comme stratège politique, dépasse les autres d'une tête. Mais ce n'est pas tout. Mettons que les électeurs décident, comme cela semble très possible en ce début de campagne, de reporter au pouvoir un gouvernement conservateur minoritaire. Ce gouvernement ne sera aucunement obligé de déposer un nouveau budget. Techniquement, il pourrait très bien fonctionner avec le budget Flaherty. Mais pour cela, il lui faudra d'abord le faire adopter par le Chambre des Communes. On voit d'ici les invraisemblables scénarios qui peuvent en découler. Les trois partis qui s'y opposaient avant les élections vont-ils encore s'y opposer, ce qui serait cohérent mais replongerait le pays dans de nouvelles élections? Ou alors, y en aura-t-il un des trois qui virera sa veste de bord, montrant par là que toute la campagne qui débute aura finalement été inutile? Brrrr, j'aime mieux ne pas trop y penser...