Ce n'était pas une semaine comme les autres. En fait, on n'a aucun mal à imaginer la surprise qui nous attendrait à l'aéroport de Dorval après une semaine à lézarder, incommunicado, sur une plage des Caraïbes.

- Pis, qu'est-ce qui s'est passé de bon ?

- Ben, Steve Jobs est encore malade. Il est parti en congé de maladie lundi.

- Pauvre gars, cela regarde vraiment mal. Qui le remplace ?

- C'est Tim Cook. Tu sais, le gars qui avait pris sa place lorsque Jobs avait reçu une greffe du foie ? Pas aussi inspirant, mais solide.

- Grosse nouvelle.

- C'est rien. Larry Page vient de gentiment tasser Eric Schmidt pour revenir comme PDG de Google.

- Non, tu déconnes ! Cela faisait 10 ans qu'il était là !

- Oui, pis le conseil de HP vient de passer dans le tordeur. Quatre administrateurs qui ne pouvaient plus se sentir depuis la chicane sur le renvoi de Mark Hurd viennent de partir. Ils sont allés chercher Meg Whitman, qui avait trop de temps libres et plus assez d'argent depuis qu'elle a perdu ses élections en Californie, et Patricia Russo, l'ancienne PDG d'Alcatel-Lucent.

- Rien que ça ?

- Ça puis il fait froid...

En une semaine, trois géants de la techno ont vu leurs directions remaniées. Il n'y a pas de nouveaux visages dans ce grand chassé-croisé de Sillicon Valley. Mais il y a d'importants changements de responsabilités, alors que Tim Cook prend la barre d'Apple et que Larry Page reprend la direction de Google.

On reproche souvent aux journalistes économiques de tomber dans le culte de la personnalité et d'idéaliser les PDG. Comme si ces «demi-dieux» n'étaient pas entourés de gestionnaires de haut calibre. Il y a un peu de vérité dans tout cela. Mais il reste qu'à la fin, ce sont les PDG qui impriment le caractère de leur entreprise et lui donnent une impulsion.

Le départ de Steve Jobs, d'une maigreur fantomatique, n'est pas si surprenant. Par contre, le remaniement des responsabilités chez Google est inattendu.

Après 10 ans, le curieux triumvirat formé par Larry Page et Sergey Brin, deux informaticiens qui ont fondé Google alors qu'ils étudiaient à Stanford, et Eric Schmidt, un administrateur chevronné, avait presque pris des allures naturelles. Mais il n'y a rien de conventionnel dans une direction à trois têtes qui décide par consensus.

«Gérer l'entreprise est devenu plus complexe», a admis Eric Schmidt dans une déclaration publiée jeudi. Le Wall Street Journal a ainsi fait état de tensions entre les trois dirigeants, bien qu'une porte-parole de Google ait nié que des conflits soient à l'origine de cette réorganisation.

«Nous avons convenu de clarifier nos rôles de façon à départager les responsabilités et à accroître l'imputabilité», a précisé Eric Schmidt, qui deviendra président exécutif du conseil. À ce titre, il identifiera des cibles d'acquisitions. Et il lissera les relations de Google avec les gouvernements et les autorités antitrust, qui expriment un malaise devant la domination de Google dans le marché de la publicité associée à la recherche.

Alors que Sergey Brin se concentrera sur les projets spéciaux et le développement de produits, c'est Larry Page qui articulera la stratégie de l'entreprise. Et qui gérera Google au quotidien.

C'est un retour pour cet Américain de 38 ans qui avait eu la clairvoyance de céder la direction de Google en 2001 à Eric Schmidt, un ancien dirigeant de Novell et de Sun Microsystems.

«L'un de nos premiers objectifs est de faire en sorte que Google devienne une entreprise importante tout en conservant l'agilité, l'âme, la passion et la rapidité d'une start-up», a expliqué Larry Page en entrevue au New York Times.

Larry Page ne le dit pas en ces mots. Mais la grande crainte de Google, c'est que l'entreprise ne se transforme en Microsoft, avec toutes les connotations négatives qui sont associées à ce développeur de logiciels. Selon le Times, des ingénieurs préfèrent maintenant travailler chez des entreprises en démarrage plutôt que de se joindre aux 24 000 employés de ce géant de Mountain View, en Californie.

À regarder les résultats financiers de cette entreprise avec une capitalisation boursière de 200 milliards US, on pourrait penser que tout va incroyablement bien pour Google. L'an dernier, elle a empoché 8,5 milliards de profits sur un chiffre d'affaires de 29,3 milliards US ! Ainsi, l'entreprise trône sur une montagne de 35 milliards US en liquidités!

Mais dans l'univers volage de la publicité et des technologies de l'information, les succès se font et se défont avec une rapidité déconcertante. Google a échoué à s'établir dans les réseaux sociaux et est maintenant confrontée à la concurrence de plus en plus redoutable de Facebook, qui raffine son modèle d'affaires.

L'entreprise est aussi nettement moins populaire en Chine, un important marché dominé par Baidu. Durant le feuilleton de l'espionnage de 2010, Google a réussi à se mettre à dos à la fois les autorités chinoises et les défenseurs de la liberté de presse.

Google fait un tabac avec son système d'exploitation Android. Celui-ci a dérobé le deuxième rang à Apple (derrière Research in Motion) dans le marché américain des téléphones intelligents, avec une part de 26%, selon les données de comScore. Mais son système d'exploitation est offert gratuitement aux fabricants d'appareils. Ainsi, ce succès populaire ne se traduit pas en revenus pour Google, qui reste accro à la publicité associée à la recherche.

Voilà quelques uns des défis qui attendent Larry Page. Ce visionnaire saura-t-il articuler sa stratégie et la mettre en application ? Ces deux talents ne sont que très rarement réunis. C'est bien pourquoi les admirateurs de Steve Jobs sont si catastrophés par son départ.