À 60%, un taux d'intérêt est jugé criminel au Canada. Mais est-ce à dire que les entreprises ont la liberté de demander des taux d'intérêt aussi exorbitants que 59,99%, soit juste au-dessous du taux usuraire?

À partir de combien un taux d'intérêt peut-il être considéré suffisamment abusif pour qu'un tribunal sévisse et prenne la défense des consommateurs qui en sont victimes? À partir de 30%, de 35%, de 40%, de 50%, de 59,9%?

Voilà le grand «intérêt» de la requête pour autorisation d'exercer un recours collectif contre les énormes frais de retard que Bell demande à ses clients retardataires, lesquels frais avaient été dénoncés dans deux précédentes chroniques. Cette requête vient d'être déposée en Cour supérieure par la firme d'avocats Paquette Gagler.

Mécontent de devoir payer des frais de retard à un taux d'intérêt annuel de 42,58% sur ses comptes de Bell Canada et Bell Mobilité, Louis Aka-Trudel agit comme requérant au nom de tous les clients victimes de ces frais administratifs, qualifiés d'abusifs dans la requête.

C'est depuis le 1er juin dernier que Bell Canada et Bell Mobilité, deux filiales de BCE, demandent ce taux d'intérêt annuel de 42,58% sur les soldes impayés après l'échéance des factures.

Dans la requête, on reproche notamment à Bell d'avoir procédé unilatéralement à une modification de ses frais de retard, faisant ainsi passer le taux d'intérêt annuel sur ces frais de 26,82% à 42,58%.

Les services de Bell qui sont visés par cette fabuleuse hausse de taux d'intérêt sont: les services de téléphonie avec fil, les services de téléphonie et autres services sans fil; ainsi que les services internet. Les clients de Bell qui se sentent visés par cette requête peuvent remplir un formulaire préparé à cette fin, en allant consulter le site internet des procureurs de ladite requête: www.paquettegadler.com.

Revenons à la question-clé de cette requête contre Bell: est-ce que le taux d'intérêt annuel de 42,58% que demande Bell Canada et Bell Mobilité à ses clients retardataires apparaît suffisamment abusif pour qu'un juge donne l'aval à ce recours collectif?

J'aimerais rappeler au futur juge à qui la Cour supérieure confiera le dossier qu'un taux d'intérêt de 42,58% équivaut à 42 fois l'actuel taux directeur de la Banque du Canada; à 14 fois le taux préférentiel de 3% des banques canadiennes; à 8 fois le taux hypothécaire du terme de cinq ans (5,0%); à plus de 2 fois les frais d'intérêt (19,0%) imposés par les émetteurs de cartes de crédit; à 1,5 fois les frais d'intérêt (28%) exigés sur des cartes de crédit de grands magasins.

Dans sa requête du recours collectif contrer Bell, la firme d'avocats Paquette Gagler attire en outre l'attention de la Cour supérieure sur le fait que les autres sociétés de services de téléphonie, de câble et d'internet exigent des frais de retard nettement inférieurs à ceux de Bell Canada. Le taux d'intérêt annuel des frais de retard sur les soldes impayés des clients des entreprises concurrentes s'élève à 19,56% chez Vidéotron, à 24% chez Cogeco et à 26,82% chez Rogers et Telus.

Bien que le nouveau taux d'intérêt de 42,58% de Bell soit énormément supérieur à celui exigé par la concurrence, la bataille juridique pour taux abusif est loin d'être gagnée. Pour sa défense, Bell rappellera sans doute au juge attitré à la cause que le Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (CRTC) a déréglementé lesdits frais de retard en juillet 2009.

Pourquoi Bell a-t-elle décidé d'augmenter son taux d'intérêt sur les frais de retard de ses clients de 26,82% jusqu'à 42,58%? Voici sa réponse: «L'augmentation de ce taux reflète l'augmentation de nos coûts de collection et les couvre donc maintenant.»

De plus, les avocats de Bell auront beau jeu face à la Loi sur la protection des consommateurs, laquelle loi semble plutôt pauvre en matière de définition de taux abusif.

Et il existe un autre élément susceptible de donner des munitions de plus aux procureurs de Bell Canada dans cette cause de recours collectif. Imaginez-vous qu'en octobre 2004, un jugement de la Cour supérieure du Québec avait rejeté les arguments d'un recours collectif sur une histoire de taux d'intérêt de 28,8%. Ce taux exigé aux détenteurs de carte de crédit de certains grands magasins n'avait pas été jugé abusif.

Comme lueur d'espoir dans la présente cause de recours collectif contre Bell, j'y vois cependant des nouveaux éléments susceptibles de favoriser les consommateurs victimes de taux d'intérêt exorbitants.

Premièrement, comment peut-on justifier un taux de 40% et plus en cette période historique de si faible taux d'intérêt? Deuxièmement, comment une entreprise, notamment le leader de son secteur comme c'est le cas avec Bell, peut-elle justifier l'imposition d'un taux qui dépasse de 58% celui du concurrent le plus exigeant après elle?

Et, finalement, j'espère que les procureurs Paquette Gagler seront suffisamment outillés pour se défendre adéquatement contre l'armée d'experts en matière de protection du consommateur que Bell se paiera pour gagner la guerre contre ses clients les plus démunis.