Dans son budget de 1998, le ministre des Finances Paul Martin annonce la création d'une «réserve pour éventualités» de trois milliards. C'est une authentique innovation en matière de finances publiques.

Il faut se rappeler le contexte de l'époque. Dans les années 90, les finances publiques canadiennes sont dans un cul-de-sac: il faut créer d'énormes déficits, à coups de 30 milliards et plus par année, non pour financer des services publics, mais uniquement pour payer les intérêts sur la dette; et ces déficits, naturellement, contribuent à augmenter encore plus la dette. M. Martin et son prédécesseur Michael Wilson (oublions l'insignifiant intermède Mazankowski) exigent d'énormes efforts des Canadiens pour venir à bout du déficit.

En 1997, M. Martin dépose le premier budget équilibré depuis 30 ans. Mais une fois l'objectif atteint, il reste un problème énorme: à cause du poids de la dette, la situation des finances publiques demeure hautement vulnérable. À l'époque, on calcule qu'une croissance économique d'un seul petit point de pourcentage de moins que les prévisions coûterait 2,8 milliards au gouvernement.

C'est justement pour éviter de retomber dans le rouge, en cas d'imprévus, que M. Martin institue ce coussin. Il répète d'ailleurs la même mesure dans chacun de ses budgets subséquents. Son successeur John Manley aime tellement l'idée qu'il décide, dans son budget de 2003, de créer une deuxième réserve, dite de «prudence économique», ce qui porte le coussin du gouvernement à cinq milliards, deux ans plus tard.

À chaque fin d'exercice, si aucune «éventualité» ne survient entre-temps, la réserve est automatiquement canalisée vers le remboursement de la dette.

Dans le temps, on a accusé M. Martin d'être trop prudent. Mais avec le recul, il n'y a aucun doute que ce coussin s'est révélé un instrument efficace pour assainir les finances publiques.

Lorsque les conservateurs arrivent au pouvoir, le nouveau ministre Jim Flaherty, dès son premier budget, décide de supprimer ces réserves. Cela s'est fait dans l'indifférence générale: c'était une époque où le fédéral nageait dans les surplus. À quoi peut bien servir un coussin de prudence économique quand l'argent nous sort par les oreilles?

Dans La Presse Affaires d'hier, mon collègue Joël-Denis Bellavance nous apprend que les libéraux de Michael Ignatieff, s'ils sont élus, entendent rétablir un coussin de prudence économique.

Au premier coup d'oeil, on pourrait penser que c'est une bonne idée: les dures leçons du passé nous ont appris qu'en matière de finances publiques, on n'est jamais trop prudent.

À y regarder de plus près, on s'aperçoit cependant que les réserves et coussins n'ont pas que des vertus.

Dans le temps, où M. Martin prenait-il l'argent pour financer sa réserve? Dans les poches des contribuables! Dans les années 80, le ministre Wilson ajoute deux surtaxes sur les revenus moyens et élevés et surtout, supprime l'indexation des tables et des crédits d'impôt (ce qui revient à alourdir le fardeau fiscal des contribuables à mesure qu'ils progressent dans les fourchettes d'imposition). À son tour, M. Martin maintient intégralement ces mesures. C'est grâce à tout cet argent additionnel qu'il a pu financer, entre autres, ses réserves de prudence.

Aujourd'hui, les libéraux ne nous disent pas à quel niveau ils entendent rétablir le coussin, mais ils savent déjà où prendre l'argent. Le ministre Flaherty, dans son dernier budget, a annoncé son intention de réduire l'impôt des sociétés à compter de l'an prochain. Les libéraux comptent annuler ces baisses d'impôts, ce qui leur permettrait de récupérer aux alentours de six milliards.

Évidemment, la mesure a des chances d'être populaire; personne ne pleurera sur le sort des entreprises. Pourtant, l'impôt des sociétés tient de la fiction. Vous êtes une compagnie et le ministre des Finances augmente vos impôts. Que faites-vous? Vous refilez la facture à vos clients, à vos employés, à vos fournisseurs, à vos actionnaires. Il y a toujours au bout de la ligne une personne physique, comme vous et moi, pour payer l'impôt des sociétés.

D'autre part, le contexte budgétaire a beaucoup changé depuis le début de l'année. Dans son budget de février, le ministre Flaherty présentait un plan d'élimination du déficit étalé sur cinq ans. J'écrivais à l'époque qu'il s'agissait s'un pari «risqué, mais raisonnable». Or, il semble bien que les événements soient en train de lui donner raison. La croissance économique étant plus forte que prévu, on envisage maintenant de revenir au déficit zéro un an plus tôt que prévu.

En 1998, la création d'une réserve de prudence a été une bonne idée. Dans les conditions actuelles, ce n'est peut-être pas aussi nécessaire.