En prenant connaissance des critiques de Stephen Jarislowsky sur la loi québécoise qui vise à atteindre la parité hommes-femmes sur les conseils des sociétés d'État, je suis restée interloquée.

Il faut reconnaître cela à ce grand financier de Montréal. Peu de gens osent dire tout haut ce qu'ils pensent tout bas devant un parterre du Cercle de la finance internationale de Montréal!

 

Pour ceux qui ont raté ce moment d'anthologie, Stephen Jarislowsky a affirmé lors de sa causerie jeudi que cette loi adoptée en 2006 est électoraliste. Ainsi donc, cette mesure de discrimination positive servira mal les sociétés visées, qui devront se résoudre à recruter des potiches d'ici 2011.

On aime généralement le franc-parler de Stephen Jarislowsky. Mais en livrant sa pensée de façon provocatrice -ce que je soupçonne l'amuse beaucoup-, ce gestionnaire de fonds a dérapé.

Stephen Jarislowsky a évoqué une «petite femme» qui n'aurait ni la force de caractère, ni l'expertise pour remettre en question la stratégie d'affaires d'un PDG. Puisant dans sa mémoire ou son imaginaire, on ne sait trop, il a ensuite décrit l'archétype de la femme des années 50 qui passerait sa journée à récurer des chaudrons ou à essuyer les fesses de ses marmots aux couches, totalement déconnectée du monde des affaires.

«Parce qu'elles élèvent des enfants, c'est beaucoup plus difficile (de devenir de bonnes administratrices), a dit ce gestionnaire de fonds.

«Elles n'ont pas vécu toute leur vie dans cette sorte de culture, elles viennent de l'extérieur. Il y a quelque chose qui manque, c'est cette compétence industrielle. Il faut connaître la concurrence. Il faut connaître la culture. Il faut connaître toutes sortes de choses économiques, les finances.»

Ainsi donc, à cause de cette maudite loi 53, on en viendrait à offrir à une femme au foyer un poste d'administratrice à la Société des alcools du Québec, faute d'avoir trouvé une meilleure candidate? Bien voyons!

À la limite, ces commentaires maladroits sont risibles. Ils ne font que trahir les 83 ans du vénérable Stephen Jarislowsky. Ils ne collent évidemment pas à la réalité d'aujourd'hui. Promenez-vous un midi dans la rue Sainte-Catherine, sur le boulevard René-Lévesque, sur l'avenue McGill-College. Vous allez croiser des tonnes de professionnelles bardées de diplômes, avec des années d'expérience, qui marchent d'un pas pressé entre deux rendez-vous. Des avocates d'affaires, des banquières, des actuaires, des consultantes... Révélation-choc: en 2009, des femmes occupent des postes de haute direction!

Stephen Jarislowsky a bien pris soin de préciser qu'il était en faveur de la nomination d'administratrices qui seraient curieuses, courageuses et compétentes. Ce qui est sous-entendu dans son discours, c'est que le Québec et le Canada n'en comptent pas assez pour peupler la moitié des conseils d'administration des sociétés d'État québécoises.

Au-delà des stéréotypes, c'est ce qui est le plus choquant dans les propos de Stephen Jarislowsky.

Non seulement c'est faux, mais en plus, ce mythe est savamment entretenu dans certains cercles d'affaires. Dans ma vieille édition du répertoire publié par Women in the Lead/Femmes de tête se trouvent 565 noms de femmes d'affaires ou d'entrepreneures du Canada qui ont les compétences et l'expérience pour être membres de conseils d'administration. Des Jacynthe Côté (Rio Tinto Alcan), Monique Leroux (Desjardins), Liliane Colpron (Première Moisson), Christiane Germain (Hôtels Germain). Entre autres.

Même sous la torture, je parie qu'aucune de ces 565 femmes ne réclamerait publiquement une mesure de discrimination positive pour décrocher un poste d'administratrice. Mais le plafond de verre, pour traduire une expression anglaise, n'en est pas moins étanche. Et c'est parce que la situation semble engluée de façon si indécrottable que le gouvernement du Québec a cherché à donner l'exemple.

Voyez les dernières statistiques de Catalyst Canada, une association à but non lucratif qui enquête tous les deux ans sur les «avancées» des femmes sur les conseils d'administration des 500 plus grandes entreprises du pays.

En 2007, les femmes occupaient seulement 13% des sièges d'administrateurs des entreprises du palmarès Financial Post 500. En 2005, leur poids s'établissait à 12%. En 2003, 11,2%... Bref, au rythme où progressent les choses, il faudra atteindre l'an 2046 avant atteindre la parité!

Certaines entreprises font des efforts notables. Après avoir résisté aux pressions du Mouvement d'éducation et de défense des actionnaires (MEDAC), la Banque Nationale du Canada a adopté, à sa dernière assemblée annuelle, une politique pour que son conseil soit un jour composé d'autant de femmes que d'hommes.

Mais pas toutes. En 2007, 40% des entreprises du FP 500 n'avaient aucune femme à leur conseil d'administration, selon l'enquête de Catalyst Canada. C'est injustifiable. Mais cela s'explique par le fait que les entreprises recrutent rarement en dehors du petit cercle des administrateurs professionnels, des hommes (et de rares femmes) qui se retrouvent d'un conseil à l'autre. Le petit club privé, quoi.

Bref, tout le monde s'entend pour dire que les sociétés d'État doivent être pilotées par des administrateurs compétents. Mais ce n'est pas parce que le Québec insiste sur l'importance de recruter des femmes que les conseils seront peuplés de greluches.

Un constat qui, à l'évidence, échappe à Stephen Jarislowsky, encore prisonnier du XXe siècle.