Ces jours-ci, les journalistes se livrent à un petit exercice macabre. D'une échéance ratée à l'autre, de date butoir en date butoir pour renégocier la dette avec les créanciers, qui flanchera le premier? demandent ces horlogers de la mort.

Canwest Global Communications, l'empire médiatique bâti par feu Izzy Asper? Ou bien AbitibiBowater, ce géant qui fournit le papier sur lequel des quotidiens de Canwest et de d'autres éditeurs sont imprimés?

 

Premier producteur de papier journal au monde, AbitibiBowater est tombé le premier, hier, avec le retentissement d'un immense tronc d'arbre qui se fracasse au sol.

L'entreprise espère que le passage périlleux de la restructuration judiciaire lui permettra de «régler définitivement le fardeau de sa dette», qui totalise 8,8 milliards US, selon les documents déposés hier dans une cour du Delaware. Ce n'est pas acquis.

En attendant, AbitibiBowater poursuivra ses activités grâce à un financement d'urgence de 200 millions notamment offert par la société torontoise Fairfax Financial.

Championne des causes désespérées, Fairfax a l'insigne honneur d'avoir investi à la fois dans Abitibi et dans Canwest. Deux incartades que les actionnaires de Fairfax ont pardonnées à son grand patron Prem Watsa. Après tout, cet homme d'affaires a récolté le pactole en pariant sur la chute des marchés grâce à des swaps de défaillance. Ces produits dérivés explosent en valeur lorsque les entreprises sous-jacentes se trouvent en détresse.

Lors de l'assemblée annuelle de Fairfax, mercredi, Prem Watsa a néanmoins reconnu pour la première fois qu'il s'était fourvoyé avec ces investissements, de 350 millions de dollars dans le seul cas d'AbitibiBowater! Tout concentré que Prem Watsa était sur la valeur comptable de ces entreprises, qui était mésestimée en Bourse, il a manqué la forêt.

«Nous avons sous-estimé l'impact qu'aurait le (ralentissement) de l'économie sur ces entreprises», a observé Prem Watsa.

Mais l'économie est loin d'être la seule responsable des problèmes d'AbitibiBowater.

Clairement, la récession américaine conjuguée à l'éclatement de la bulle immobilière est mortelle pour les produits du bois. Mais ces activités, largement déficitaires, représentent moins de 10% du chiffre d'affaires de l'entreprise.

Clairement, le ralentissement abrupt de l'économie nord-américaine, qui a refroidi les ardeurs des annonceurs, fait mal aux journaux. Le papier journal représente tout près de la moitié des revenus d'AbitibiBowater. Mais cette récession a surtout accéléré le grand chambardement dans les quotidiens.

Alors que la nouvelle de dernière heure se déplace sur des plates-formes virtuelles, ce ne sont pas tous les titres qui survivent. Déjà, des publications vénérables comme le Seattle Post-Intelligencer publient leur propre notice nécrologique. Le cabinet comptable Deloitte & Touche s'attend ainsi à ce qu'un titre sur 10 disparaisse dans sa forme imprimée en 2009, en Amérique du Nord et en Europe. Noir.

Or, les perspectives alléchantes en Chine et en Inde, grande consommatrice de journaux, ne suffisent pas encore à contrebalancer la chute précipitée de la demande en Amérique du Nord. En février, la demande pour le papier journal a reculé de 33% au Canada et aux États-Unis, d'après les données du Conseil des produits des pâtes et papiers. Selon l'agence Bloomberg, c'est la chute la plus brutale en 27 ans.

La direction d'Abitibi a pris les grands moyens pour réduire ses coûts d'exploitation, après avoir piloté le regroupement des sociétés Abitibi-Consolidated et Bowater depuis 2007. Le grand patron David Paterson et ses lieutenants ont joué de la hache dans l'entreprise. Ils ont ainsi réduit de façon dramatique sa capacité de production, en multipliant les fermetures d'usine, comme l'usine Belgo, à Shawinigan, et celle de Donnacona, près de Québec. Ces coupes vives ont permis d'atténuer les pertes - mais pas de les éliminer -, tandis que les coûts du carburant, des transports et de la fibre, la matière première, explosaient.

Paradoxalement, la vigueur de ces mesures, qui a fait bondir le prix du papier journal, a fait mal aux journaux au moment où les quotidiens étaient les plus vulnérables. Pour les neuf premiers mois de 2008, le prix moyen du papier journal s'élevait à 669$US la tonne métrique contre 603$US la tonne à la période correspondante de 2007, une hausse de prix de 11%.

Que pensez-vous que les journaux ont fait? Pour comprimer leurs coûts, ils ont coupé leurs pages, fusionné des cahiers, de sorte que la demande s'est resserrée davantage en un beau cercle vicieux.

AbitibiBowater a prouvé qu'elle savait comprimer ses coûts. Mais elle n'a pas encore fait la démonstration qu'elle savait accroître ses revenus et ses profits avec des produits à forte valeur ajoutée ou encore en perçant de nouveaux marchés. C'est ce potentiel que les banquiers et les autres créanciers de l'entreprise évalueront. Fileront-ils avec leurs quelque 1,4 milliard en créances garanties ou donneront-ils une autre chance à l'entreprise?

De fusion en fusion, AbitibiBowater a changé de nom tellement souvent qu'on a perdu le fil de sa métamorphose. Mais si l'entreprise a américanisé son actionnariat, l'entreprise domiciliée à Montréal reste l'un des principaux employeurs du Québec. C'est ici que se trouvent 7450 de ses 16 000 employés. Du nombre, 3600 travaillent dans des usines de papiers, tandis que 3450 triment dans des scieries ou en forêt, dans des villages éparpillés dans la province.

Pendant que les banquiers soupèsent l'avenir de l'entreprise, c'est tout le Québec qui retient son souffle.

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