Le Conseil national de la statistique est une organisation plutôt austère. Ses 40 membres, économistes, démographes, sociologues, statisticiens, tous bénévoles, se réunissent deux fois par année pour élaborer, étudier, commenter, disséquer les innombrables programmes de Statistique Canada. Chaque réunion dure deux jours. Du travail sérieux, costaud.

J'ai eu l'honneur d'en faire partie pendant 12 ans. C'est là, au début des années 90, que j'ai connu Monique Jérôme-Forget. Déjà, à l'époque, c'était une personnalité publique, surtout connue pour avoir présidé la CSST de 1986 à 1990. Mais elle était encore loin de la notoriété qu'elle allait connaître des années plus tard.

 

D'emblée, ses interventions au Conseil de la statistique m'ont impressionné. Devant un auditoire aussi rigoureux, elle défendait ses idées et ses dossiers avec passion, énergie, sincérité et intelligence. Et même, à l'occasion, avec une pointe d'humour. La même formule qu'elle a appliquée au Conseil du Trésor, puis au ministère des Finances.

Pendant sa carrière politique relativement courte (elle a été élue pour la première fois en 1998), les commentateurs ont beaucoup insisté sur son côté bagarreur: on a parlé d'intransigeance, on la traite volontiers de dame de fer.

C'est vrai, le personnage est intense. Mais ces jugements ne lui rendent pas justice. À mon avis, Monique Jérôme-Forget est d'abord une femme de conviction. Et derrière l'image de dame de fer se profile une des grandes figures du Québec politique d'aujourd'hui.

L'opinion publique retient surtout l'image de l'économiste, et c'est un peu normal: elle a essentiellement occupé des portefeuilles à vocation économique. Mais peu de gens savent qu'elle détient aussi un doctorat en psychologie, et qu'elle a pratiqué des années sur le terrain, d'abord à l'hôpital Royal Victoria, ensuite dans un CLSC de Montréal, avant d'être nommée sous-ministre adjointe de la Santé et du Bien-Être, au fédéral, en 1982. Elle poursuit sa carrière comme vice-rectrice à Concordia, puis présidente de la CSST, et de 1991 jusqu'à son entrée en politique, comme présidente de l'Institut de recherche en politique publique.

Entre 1985 et 1998, Mme Jérôme-Forget s'engage, la plupart du temps bénévolement, dans une foule d'organismes aussi divers que le Conseil canadien du développement social, l'Organisation mondiale de la santé, la Fondation québécoise en environnement, l'Orchestre symphonique de Montréal, la Société d'investissement jeunesse, la Cinémathèque québécoise, la Fondation Marie-Vincent (qui aide les enfants victimes d'agressions sexuelles), le Conseil médical du Canada, et je pourrais vous en nommer une bonne dizaine d'autres.

Élue dans Marguerite-Bourgeoys en 1998, elle passe quatre ans dans l'opposition, où elle se fait connaître comme porte-parole en matière de finances. Dès l'élection du premier gouvernement Charest, en 2003, elle est appelée aux plus hautes fonctions; à son apogée, en mars 2008, elle est ministre des Finances, présidente du Conseil du Trésor, ministre des Services gouvernementaux, ministre responsable de l'Administration gouvernementale, membre du Comité des priorités.

De son passage au gouvernement, on retiendra certainement le règlement du difficile et complexe dossier de l'équité salariale, le devancement des immobilisations en infrastructures (qui permet en grande partie au Québec de traverser la crise moins difficilement que ses voisins). Comme ministre des Finances, elle a réussi à bien contrôler les dépenses de l'État, jusqu'à son dernier budget où elle a dû ouvrir les vannes. Elle a eu moins de succès dans ses efforts de simplifier la bureaucratie gouvernementale. «Dans un an, vous ne reconnaîtrez plus le Québec», m'avait-elle dit en 2003. Vrai, un certain nombre de résultats ont été obtenus dans les relations avec les citoyens (gouvernement en ligne, amélioration de certains services, notamment à la RAAQ et à la RRQ), mais il suffit de faire le moindrement affaire avec la machine pour constater que le Québec demeure lourdement bureaucratisé. On se rappellera aussi sa lutte épique pour empêcher le démantèlement de l'Autorité des marchés financiers au profit d'une commission pancanadienne des valeurs mobilières.

Son bilan demeure assombri par ses déclarations lors de la dernière campagne électorale sur l'ampleur réelle de la récession, les pertes de la Caisse de dépôt et le maintien des équilibres financiers de l'État.

On a beaucoup spéculé sur les motifs de son départ. Il est clair qu'à 68 ans, elle a beaucoup donné. Hier, au téléphone (nous avons toujours gardé le contact depuis l'époque du Conseil de la statistique), elle m'assurait, comme elle l'avait fait en public, qu'elle quittait la politique «sereine, épanouie et heureuse». Je la crois.