Statistique Canada nous apprenait, vendredi dernier, que 322 000 emplois ont été supprimés dans le secteur manufacturier entre 2004 et 2008. C'est 80 000 emplois par année. Le coeur industriel du pays est particulièrement éprouvé: 200 000 emplois perdus en Ontario, 87 000 au Québec. Au total, le manufacturier a perdu 14% de ses emplois en quatre ans. Dans ces conditions, il n'est pas exagéré de parler d'hécatombe.

Pourtant, à y regarder de plus près, le tableau est loin d'être aussi noir qu'il n'y paraît à première vue.

 

Il faut savoir que les pertes des quatre dernières années ont été précédées d'une période de croissance soutenue. Entre 1998 et 2004, le manufacturier a créé 200 000 emplois. Sur une période de 10 ans, les pertes sont donc de 120 000. Cela revient à supprimer un emploi sur 20.

Ce chiffre peut sembler élevé, mais le Canada, toutes proportions gardées, s'en tire bien mieux que les autres pays industrialisés. Le marasme qui frappe le manufacturier touche le Japon, l'Europe et l'Amérique du Nord depuis le milieu des années 90.

Il est essentiellement attribuable à la concurrence de la Chine, de l'Inde, du Brésil et autres pays dits émergents. Certes, certains facteurs locaux ont pu compliquer davantage la situation. Le Québec a été durement touché par l'expiration de l'accord multifibre. L'Ontario a souffert des déboires de l'industrie nord-américaine de l'automobile. Tous les exportateurs canadiens ont subi les contrecoups de l'envolée du huard. Mais rien de tout cela n'a causé autant de ravages que l'apparition de ces nouveaux concurrents.

Entre 1998 et 2008, les États-Unis ont perdu 25% de leurs emplois manufacturiers (contre 5% pour le Canada comme on vient de le voir).

Dans les années 90 et 2000, 29% des emplois manufacturiers ont été pulvérisés au Royaume-Uni, 24% au Japon, 20% en Suède et 14% en France.

Ce n'est pas tout. Pendant que l'économie canadienne perdait 322 000 emplois dans le manufacturier, elle en créait 1,5 million dans les services. La majorité de ces nouveaux emplois est à temps plein. Contrairement à une opinion assez largement répandue, le secteur des services offre un vaste éventail d'emplois haut de gamme: services aux entreprises, services financiers, services informatiques, services de santé et d'éducation, services professionnels.

De plus, la débandade du secteur manufacturier (qui représente à peine 12% des emplois) n'a aucunement empêché les Canadiens de continuer à s'enrichir collectivement au cours de cette période.

Depuis 2004, le produit intérieur brut (PIB) par habitant au Canada est passé de 40 347$ à 49 229$, une hausse de 22%. Ces chiffres sont exprimés en montants nominaux, c'est-à-dire qu'ils ne tiennent pas compte de l'inflation. En les indexant à la hausse du coût de la vie, on voit que les Canadiens, pendant cette période, se sont enrichis en moyenne de 6% en termes réels, ce qui n'est quand même pas rien.

On note d'importants écarts entre les provinces. Les Albertains demeurent les Canadiens les plus riches, avec un PIB par habitant de 80 859$, très largement au-dessus de la moyenne nationale. Même s'ils sont les plus riches, les Albertains sont ceux qui s'enrichissent le moins vite. En montants nominaux, le PIB par habitant a grimpé de 37% en Alberta depuis 2004. Mais le coût de la vie est tellement élevé, et grimpe tellement vite en Alberta que cette hausse est pratiquement anéantie. En termes réels, les Albertains ne se sont enrichis que de 3,5%.

La débandade du manufacturier se fait également durement sentir en Ontario, où la hausse du PIB par habitant est limitée à 4,2%. Le Québec fait un peu mieux avec 5%.

Le cas le plus spectaculaire est certainement celui de Terre-Neuve. Grâce au pétrole, les Terre-Neuviens, qui comptaient parmi les plus pauvres des Canadiens il n'y a pas si longtemps, sont aujourd'hui les plus riches après les Albertains. Depuis 2004, le PIB par habitant à Terre-Neuve a bondi de 20% en termes réels, ce qui est énorme. On peut ironiquement constater à ce sujet que les Terre-Neuviens, pendant des décennies, ont largement profité de la générosité du programme canadien de péréquation. Maintenant qu'ils sont riches, ils refusent de partager...

Que la débâcle du manufacturier ait moins touché le Canada que les autres pays industrialisés, c'est bien. Que les emplois perdus dans le manufacturier soient amplement compensés par ceux créés dans d'autres secteurs, c'est encore mieux. Que les Canadiens aient continué de s'enrichir malgré les déboires du textile ou de l'automobile, c'est une autre bonne nouvelle.

Mais derrière les froides statistiques se profilent de terribles drames humains. Sur les 322 000 emplois perdus, combien concernent des travailleurs comptant 10, 15, 20 années d'expérience, et qui peuvent difficilement se requalifier ailleurs?