Il y a de nombreuses années, j'ai mis la main sur un recueil de textes de Frédéric Bastiat. Je me suis amusé comme un petit fou. Encore aujourd'hui, c'est toujours avec plaisir que je le relis. On peut être d'accord ou pas avec les idées de l'auteur, mais ses dons littéraires ne font aucun doute.

Frédéric Bastiat est un économiste français qui a vécu au début du XIXe siècle. Il a aussi tâté de la politique: député de gauche à l'Assemblée nationale, il manifeste une grande indépendance d'esprit en votant tantôt avec les socialistes, tantôt avec les conservateurs, en fonction des différents projets de loi.

 

Bastiat est surtout connu pour avoir laissé des textes savoureux et incisifs à la défense de ses idées: promotion de l'économie de marché et du libre-échange, anticolonialisme. L'auteur manie l'ironie, la satire, l'humour avec talent, et demeure un des maîtres de la vulgarisation. Cent soixante ans après sa mort, ses textes peuvent toujours être facilement lus et compris par monsieur et madame Tout-le-Monde.

Ironiquement, il est assez peu connu en France (bien qu'une rue de Bayonne, sa ville natale, honore sa mémoire). En revanche, il est très souvent cité dans le monde anglo-saxon.

Une des satires les plus célèbres de Bastiat est La pétition des fabricants de chandelles(1). C'est une brillante démonstration de l'absurdité où peut mener le protectionnisme. Alors que, sur fond de crise, les vieux réflexes protectionnistes refont surface au Congrès américain, menaçant des milliers d'emplois au Canada, il serait peut-être utile de revoir ce petit bijou.

Bastiat imagine une pétition adressée au gouvernement français par les «fabricants de chandelles, bougies, lampes, chandeliers, réverbères, mouchettes, éteignoirs, et des producteurs de suif, huile, résine, alcool, et généralement de tout ce qui concerne l'éclairage».

Les pétitionnaires disent être victimes de concurrence déloyale. Écoutons-les: «Nous subissons l'intolérable concurrence d'un rival étranger placé, à ce qu'il paraît, dans des conditions tellement supérieures aux nôtres, pour la production de la lumière, qu'il en inonde notre marché national à un prix fabuleusement réduit.» Les auteurs affirment que, dès que ce rival apparaît, les consommateurs se tournent vers lui, et leurs ventes tombent à zéro. Toute l'industrie française de l'éclairage, ainsi que ses «innombrables ramifications», sont frappées de la «stagnation la plus complète».

Mais qui est donc ce redoutable rival? Le soleil!

En bons protectionnistes, les fabricants de chandelles jouent de la fibre patriotique en criant au complot: sans doute est-ce l'Angleterre, elle-même largement épargnée par le soleil, qui est derrière tout cela!

La pétition réclame une nouvelle loi qui «ordonne la fermeture de toutes les fenêtres, lucarnes, abat-jour, contrevents, volets, rideaux, vasistas, oeils de boeuf, stores, en un mot, de toutes ouvertures, trous, fentes et fissures par lesquels la lumière du soleil a coutume de pénétrer dans les maisons au préjudice de nos belles industries».

Le document s'étend longuement sur les avantages économiques d'une telle loi. Voyons plutôt: «S'il se consomme plus de suif, il faudra plus de boeuf et de moutons, on verra se multiplier les prairies artificielles, la viande, la laine, le cuir, et surtout les engrais, cette base de toute richesse agricole. S'il se consomme plus d'huile, on verra s'étendre la culture du pavot, de l'olivier, du colza. Ces plantes riches et épuisantes viendront à propos mettre à profit cette fertilité que l'élevage des bestiaux aura communiquée à notre territoire. Il n'est pas une branche de l'agriculture qui ne prenne un grand développement. Il en est de même de la navigation: des milliers de vaisseaux iront à la pêche à la baleine, et dans peu de temps nous aurons une marine capable de soutenir l'honneur de la France.»

S'il faut fermer toutes les fenêtres pour stimuler les ventes de chandelles, quelqu'un paiera forcément quelque part, et ce quelqu'un, c'est évidemment le consommateur. Les pétitionnaires ont prévu le coup et avancent un argument à la limite du sophisme: «Vous n'avez plus le droit d'invoquer les intérêts du consommateur», écrivent-ils aux députés. Chaque fois que le gouvernement a eu à trancher entre le consommateur et le producteur, il a toujours sacrifié le consommateur pour créer de l'emploi: «Pour le même motif, vos devez le faire encore.» Et tiens, toué, le consommateur!

Bastiat ironise, bien sûr. Mais derrière le sel de ce texte écrit en 1845, on n'aurait pas trop de difficulté à trouver des raisonnements des lobbies protectionnistes d'aujourd'hui.

(1) Cette chronique reprend quelques extraits de la célèbre Pétition. Pour un accès direct et gratuit au texte complet, taper www.bastiat.org/fr/petition.html