Quand un élève garde le regard scotché sur son iPad scolaire, Natacha Bernard a vite la puce à l’oreille. « Plusieurs jeunes divisent leur écran en deux pour aller sur des sites de jeux ou sur Netflix avec des sous-titres », explique l’enseignante d’éthique et culture religieuse, qui préfère parler à titre personnel, sans nommer son établissement.

Dans la majorité des collèges privés comme le sien – situé dans l’est de Montréal –, chaque adolescent doit utiliser un écran au quotidien. Mais l’an dernier, Natacha Bernard a cessé d’y avoir recours avec ses groupes de 4e et 5secondaire.

« Leur technodépendance était rendue ingérable ! Ils n’arrivent plus à tolérer l’ennui ! À la seconde où ils terminent leur travail, ils se remettent à jouer. Pareil aux pauses et à l’heure du dîner. Des élèves deviennent si envahis par les notifications qu’ils ne savent plus ce qui est prioritaire. »

Pour leur bien, l’enseignante de 34 ans a donc renoué avec le papier.

Leur cerveau a vraiment besoin d’un break d’écran.

Natacha Bernard, enseignante

À l’école secondaire Paul-Arseneau, dans Lanaudière, Mélanie Beauchemin a aussi délaissé les écrans. À regret, dans son cas, car l’enseignante d’histoire trouvait très pertinents les projets et les recherches qu’ils rendaient possibles.

Pour 1500 élèves, son collège public dispose d’environ 150 appareils répartis sur quatre chariots. L’enseignante, qui compte 27 ans d’expérience, devait réserver l’un d’eux jusqu’à deux mois d’avance, pour constater avec dépit que des ordinateurs étaient défectueux ou déchargés. Et que l’unique technicien était pris dans l’une des trois autres écoles dont il s’occupe.

« J’entendais sans arrêt : ‟Madame, ça ne fonctionne pas !" Alors les élèves devaient utiliser leur cellulaire pour terminer le travail prévu. Ça venait tout bousiller à cause de leurs notifications. »

PHOTO HUGO-SÉBASTIEN AUBERT, LA PRESSE

Mélanie Beauchemin enseigne à l’école secondaire Paul-Arseneau, dans Lanaudière.

En maths, un garçon a crié ‟Wahoo !" pendant une période d’autocorrection [en ligne]. Il était en train de regarder la Coupe du monde !

Mélanie Beauchemin, enseignante

À la demande du ministre de l’Éducation, les écoles publiques devront bientôt empêcher les élèves d’utiliser leur téléphone intelligent en classe, sauf s’ils le font à l’invitation de leur enseignant. Cette solution de fortune est répandue dans le réseau, parce que trop d’établissements manquent de soutien informatique et de matériel adéquat. Mais Mme Beauchemin préfère bannir les appareils personnels en toutes circonstances, les jugeant trop nocifs pour être pédagogiques. « Dans ma classe, les élèves devaient déjà ranger leur appareil dans une pochette à la porte. Ils trouvent ça difficile au début, mais ils comprennent. »

En 2013, lors d’une étude faite dans 18 écoles québécoises ayant adopté la tablette iPad, 99 % des 6359 élèves et enseignants interrogés la qualifiaient déjà de « source de distraction majeure1 ». Plus du tiers des jeunes admettaient jouer en plein cours.

« C’est vraiment intense […], tout le monde s’écrit, et toi, tu réponds », avait révélé un adolescent.

Aucun élève n’a affirmé que la tablette l’aidait à apprendre. Un sur huit a plutôt déclaré qu’elle nuisait à sa réussite.

Plusieurs participants ont néanmoins reconnu des vertus à leur tablette – un élève sur quatre la trouvant, par exemple, motivante.

88,5 %

Proportion des 6057 élèves interrogés en 2013 qui utilisaient l’iPad plus de la moitié du temps de classe.

Source : « L’iPad à l’école : usages, avantages et défis. Résultats d’une enquête auprès de 6057 élèves et 302 enseignants du Québec (Canada) », 2013

Ce qui a poussé les auteurs de l’étude à conclure que ses avantages dépassaient « les défis rencontrés » et que l’implanter constituait « une prise de risque nécessaire ».

Dix ans plus tard, les tablettes, Chromebook et ordinateurs portables sont utilisés à différentes échelles dans presque toutes les écoles québécoises. Et leurs usages semblent de plus en plus variés et poussés.

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Patrick Giroux, professeur à l’Université du Québec à Chicoutimi

Le chercheur Patrick Giroux, qui aide les établissements à accueillir ces technologies, reste persuadé de leurs bienfaits.

« Ce qu’il faut couper, c’est les 25 heures passées à regarder une mauvaise série Netflix ou à jouer avec une console Switch toute la fin de semaine. Pas le bon temps d’écran à l’école », juge le professeur, qui enseigne à l’Université du Québec à Chicoutimi.

« Des laboratoires à ciel ouvert »

D’après l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO), « on manque [toujours] de données solides et impartiales sur la valeur ajoutée que les technologies apportent à l’éducation2 ».

Certaines se sont révélées néfastes pour l’apprentissage ou la santé. Et puisque les technologies déferlent à folle cadence, prendre des décisions éclairées devient impossible, déplore l’organisme, inquiet du peu de précautions avec lequel les écoles les adoptent.

Interrogés fin juin, un mois avant la publication du rapport de l’UNESCO, une quinzaine d’enseignants et d’experts québécois se montraient déjà intarissables.

Cloisonner le « bon » et le « mauvais » temps d’écran n’a rien de simple, selon eux, puisque trop d’élèves savent déjouer les blocages de sites web et font tout à la fois.

Ces outils puissants peuvent accentuer les vulnérabilités des ados, mais on les met entre leurs mains à toute heure de la journée, comme si c’était banal.

Marie-Josée Dallaire, vice-présidente à la recherche de la Fédération du personnel de l’enseignement privé

« A-t-on créé des laboratoires à ciel ouvert ? Pour offrir un environnement sûr, ça prend une réflexion profonde sur ce qui convient comme âge, nombre d’heures et contenu. »

Les enseignants des écoles publiques ont justement demandé à un regroupement syndical, la Fédération autonome de l’enseignement, de se positionner bientôt.

Dès 2021, un autre groupe important a réclamé des « politiques de déconnexion » en milieu scolaire, en raison du manque d’attention des élèves et « des impacts non négligeables » des écrans sur leur vision et leur posture3.

Des élèves ont désormais « une calligraphie exécrable », rapporte Mme Dallaire. D’autres ne s’efforcent plus d’apprendre à conjuguer ou à s’organiser – les outils numériques se transformant en béquilles.

« Résultat : quand l’enfant passe au cégep, où tout n’est plus prémâché pour lui, il manque d’autonomie, constate-t-elle. Ça crée énormément d’anxiété et d’échecs. On doit le préparer à fonctionner dans notre monde numérique, mais pas au détriment d’autres compétences essentielles pour réussir sa vie. »

D’après Linda Pagani, psychologue clinicienne et chercheuse au Centre hospitalier universitaire Sainte-Justine, les écoles ont plongé par peur de ne pas être dans le coup. « Ce n’est jamais une bonne raison. Le Canada n’approuvera pas un médicament prometteur avant de savoir si trop d’effets négatifs apparaissent à long terme », rappelle la spécialiste des facteurs de développement du cerveau, aussi professeure à l’École de psychoéducation de l’Université de Montréal.

De nos jours, un jeune sur quatre recevra un diagnostic de santé mentale avant l’âge de 25 ans, et l’excès d’électronique est un facteur de risque indéniable, affirme la chercheuse.

PHOTO HUGO-SÉBASTIEN AUBERT, ARCHIVES LA PRESSE

Linda Pagani, psychologue clinicienne et chercheuse au Centre hospitalier universitaire Sainte-Justine

Avec tous les algorithmes qui favorisent la dépendance aux écrans, c’est comme si l’école donnait des cigarettes aux élèves ! Il y a même un phénomène de fumée secondaire !

Linda Pagani, psychologue clinicienne et chercheuse au Centre hospitalier universitaire Sainte-Justine

Les jeunes qui tentent d’écouter se font déconcentrer ou entraîner par ceux qui leur écrivent ou jouent juste à côté, explique la Dre Pagani.

Bien sûr, convient-elle, les adolescents arrivent en classe déjà sursaturés d’électronique, et les parents doivent apporter leur contribution pour les déprogrammer. « Mais ce n’est pas une raison pour renforcer leurs mauvaises habitudes à l’école. Il faut absolument arrêter ça. Les fonds publics devraient servir à diplômer des jeunes compétents sur les plans psychologique et social. »

Croire qu’il suffit d’informer les jeunes des dangers est illusoire, pense-t-elle : « Ça revient à donner du chocolat à un enfant, en lui disant de le manger seulement en cas d’urgence ! »

L’essai Bienvenue dans la machine, publié cette année, prône aussi un moratoire. « Malgré tous les signaux d’alarme qui s’additionnent, on continue de foncer dans la même direction toxique, tonne l’un des coauteurs, Éric Martin. C’est hallucinant ! On traite cette génération comme des rats de laboratoire ! »

« Si on veut améliorer l’éducation, réduisons les groupes pour que les profs aient le temps de s’occuper de chaque enfant au lieu d’investir dans ces machines à l’infini », plaide M. Martin, qui enseigne la philosophie au cégep.

« Plus de technologie, pas moins »

Pour le chercheur Patrick Giroux, « ça prend plus de technologie, pas moins ».

« Si l’école ne développe pas les compétences numériques, la société entière va crier au meurtre ; elles font partie des choses les plus importantes pour les employeurs. À l’université, plusieurs étudiants ne savent toujours pas réaliser une recherche efficace sur l’internet, et je reçois des courriels sans salutation, avec juste une grosse question en majuscules. »

Le personnel scolaire – débordé – aurait besoin d’aide et de temps pour intervenir auprès des élèves obnubilés par leur appareil, réclame-t-il.

De son côté, Natacha Bernard compte donner la priorité au papier encore cette année. Des jeunes de son école ont répondu aux mêmes questions sur des supports différents, relate-t-elle. « Sur Google Formulaires, ils ont expédié l’examen en 15 minutes. Sur papier, ils sont restés deux fois plus longtemps et ont bien mieux réussi. »

« C’est comme si les adolescents étaient conditionnés à rester en surface sur un écran. »

1. « L’iPad à l’école : usages, avantages et défis », 2013, Chaire de recherche du Canada sur les technologies en éducation de l’Université de Montréal

2. « Les technologies de l’éducation : qui est aux commandes ? », 2023, UNESCO

3. Mémoire de la Fédération nationale des enseignantes et enseignants du Québec au Forum d’experts québécois sur l’utilisation des écrans et la santé des jeunes

Un portrait très flou

PHOTO KIYOSHI OTA, ARCHIVES BLOOMBERG

Les écrans sont aujourd’hui utilisés dans presque toutes les écoles du Québec.

Combien de temps les élèves québécois interagissent-ils avec un écran à l’école ? Difficile à dire, sinon qu’en moyenne, ceux du réseau privé les utilisent beaucoup plus que ceux du public. Il n’existe toutefois aucune uniformité, et à peine 13 % des directions ont participé au Portrait des usages du numérique dans les écoles québécoises 2023 de l’Université Laval, d’où sont tirées les données ci-contre.

Sans oublier que là où chaque élève dispose de son appareil, plusieurs heures d’usage ludique s’ajoutent chaque jour, lors des pauses et du dîner. Le total grimpe encore en soirée, quand les élèves ressortent leurs appareils pour étudier… et en profitent pour s’éparpiller dans tous les recoins du web.