« L’État n’a rien à faire dans les chambres à coucher de la nation », a déclaré Pierre Elliott Trudeau en 1967.

Cinquante-cinq ans plus tard, on pourrait ajouter qu’il n’a rien à faire dans le pad thaï que vous commandez sur Uber Eats. Ni dans la pizza livrée par DashDoor ou le poulet au beurre commandé sur SkipTheDishes.

Le Devoir a récemment révélé que ces applications de livraison peuvent faire grimper la facture des clients de jusqu’à… 56 %. C’est énorme.

Cela a donné des munitions à l’opposition qui, à Québec, demande au gouvernement de plafonner à long terme les commissions que ces géants de la livraison exigent des restaurants.

Dans ce cas, on peut toutefois se demander si c’est vraiment le rôle du gouvernement de s’immiscer ainsi dans les relations entre entreprises.

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Les Uber Eats de ce monde, c’est vrai, sont morts de rire depuis le début de la pandémie.

Quand les salles à manger ont fermé et que des couvre-feux ont été imposés, leurs affaires ont explosé. Les Québécois se sont massivement tournés vers eux pour conserver un accès aux restaurants.

Et une fois prise l’habitude d’accéder à toute la bouffe de la ville du bout des doigts, il est bien difficile de s’en départir.

Ces gens ne déplacent évidemment pas des petits plats à travers la ville par charité. Ils imposent des commissions aux restaurateurs qui peuvent atteindre jusqu’à 30 % de la facture.

Pendant la pandémie, le gouvernement de la CAQ est intervenu pour plafonner ces commissions à 20 %. Il a bien fait. Les restaurateurs étaient alors soudainement à la merci du trio Uber Eats-DoorDash-SkipTheDishes (notons que cette dernière est canadienne, mais relève de la britannique Just Eat). Et c’est le gouvernement qui avait créé le déséquilibre en fermant les salles à manger.

Or, ce plafond ne s’applique plus depuis que les salles à manger sont rouvertes. À Québec, les trois partis de l’opposition exigent qu’on le prolonge.

Il est vrai qu’après deux ans d’ouvertures et de fermetures, les restaurateurs sont à genoux. On compatit de tout cœur avec eux.

Il faut toutefois rappeler que les restaurants sont libres d’utiliser ou non les applications de livraison. Qu’il n’y a pas de monopole dans ce marché. Que les clients ne sont pas captifs – ils peuvent aller au resto chercher leurs plats et même les déguster sur place.

Et on ne parle pas non plus d’une industrie où il existe d’importantes barrières à l’entrée ou qui touche un service essentiel, comme celle des télécommunications.

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Le dossier du Devoir a montré à quel point la facture peut être salée lorsqu’on utilise les applis de livraison.

Un pad thaï commandé au comptoir de Thaï Express vous coûtera 11,58 $. Livré par DoorDash, en incluant les frais et le pourboire au livreur, le même plat vous revient à… 18,06 $. C’est 56 % plus cher. Au moment où l’on s’inquiète de l’inflation du prix des aliments, voilà un gonflement stratosphérique dont peu de gens ont conscience.

Le Devoir a montré qu’une partie de cette facture s’explique par le fait que plusieurs restaurants choisissent de refiler à leurs clients une partie de la commission imposée par les applications, directement dans leur menu de livraison.

Ce n’est pas illégal. Et on peut comprendre les restos de ne pas vouloir assumer seuls un tel fardeau. Sauf que c’est clairement trompeur.

Le prix complet de la livraison se retrouve caché au client, ce qui l’empêche de faire un choix éclairé. Si le gouvernement devait intervenir, ce devrait être pour exiger plus de transparence.

En fait, l’ampleur de ces frais devrait sonner un réveil. Oui, les restos sont devenus dépendants d’Uber Eats, de DoorDash et de SkipTheDishes, qui accaparent ensemble 80 % du marché. Mais réalisons aussi que la dépendance n’est pas unilatérale.

Sans restaurants ni clients, ces applications ne valent rien. Si vous êtes outré d’apprendre l’ampleur des frais imposés par votre application habituelle, sachez que vous rendrez un fier service autant à votre portefeuille qu’à votre resto préféré en appelant directement ce dernier et en y récupérant vous-même votre commande. Ou en profitant de sa salle à manger.

Quant aux restaurateurs, ils ont une myriade d’applications locales – UEAT, Resto Loco, Chk Plz, Radish Coop, Eva – vers lesquelles se tourner s’ils le souhaitent. Pourquoi ne s’organisent-ils pas pour bouder en bloc les géants étrangers ? Bien orchestrée, une telle initiative serait beaucoup plus à même de rebrasser les cartes du marché que de plafonner les commissions. Le capitalisme bagarreur est un jeu qui se joue à deux.

Soyons clair : notre sympathie va beaucoup plus aux restaurateurs locaux qu’aux géants de la livraison. Mais on peut les soutenir autrement qu’en demandant au gouvernement d’intervenir.