L’artiste Marc Séguin propose son regard unique sur l’actualité et sur le monde.

Du grand divertissement dans le documentaire Corruption : les révélations chocs de la commission Charbonneau (de Sébastien Trahan, diffusé à Noovo.ca) il y a quelques semaines. Pour la petite histoire, à la suite de cette fascinante incursion dans les coulisses d’un monde, certaines pratiques ont, semble-t-il, « cosmétiquement » changé d’apparence.

1957. Un chalet en bois rond dans la forêt boréale. La longue fin de semaine de mai, un contremaître d’une société forestière demande à ses employés de chantier (sans famille ou sans intérêt pour le congé) si certains veulent rester et construire avec lui un camp. Cent dollars par homme. Trois jours plus tard : quatre murs, un toit et un plancher. Un monsieur Cardinal, qui était là, m’a raconté cette histoire. Le chalet tient le coup, 66 ans plus tard. À l’époque, si on avait besoin d’une longueur de 12 pieds, on ne coupait pas inutilement un arbre trop long, a-t-il dit.

On revient au présent. Un opérateur de pelle mécanique croisé ce printemps m’a aussi raconté une histoire de construction : il est sur un immense projet médiatisé à Montréal. À son deuxième jour de travail, quatre hommes avec des t-shirts identiques (même logo) sortent d’un gros truck noir au break du matin. On lui fait signe d’entrer dans la roulotte de chantier, on le plaque au mur, il mange une claque « sua yeule ». On lui dit qu’il travaille trop vite, on a son adresse et celles de sa famille immédiate. Pour creuser une tranchée de 600 pieds sur 54 pouces de profond, pour la canalisation et d’autres conduits, ça lui prend 1 heure 45 minutes. On lui fait comprendre que non, en réalité, ça prend 8 heures.

On ne va pas s’étendre sur ce fait. Ça importe peu, au fond. Il a été facile, comme dans la sitcom de la commission Charbonneau, de mettre en cause certains secteurs ces dernières années. Mais le malaise a plusieurs têtes.

On a franchi sept des huit limites planétaires de notre écosystème. Des feux brûlent. L’inflation aussi. Les dépassements de coûts sont devenus d’immenses moulins qui font peur à toutes les mises en chantier de la province.

Et le 1er juillet est presque là. On parlera beaucoup de la crise du logement dans les prochains jours, avec raison.

On réclame des logements sociaux et abordables à tout vent. Et pourtant, il semble que l’on prenne la chose à l’envers.

Oui, c’est sous-financé, oui, le logement n’est pas une dépense, mais un investissement, oui, tout ça manque de vision, oui, c’est nécessaire. Mais.

On raconte, entre deux portes, l’incroyable lourdeur du système. Comment peut-on, en 2023, manquer de logements ? On construit sans trop d’égards aux matériaux. Par exemple : si on a besoin d’une longueur de 8 pieds, on commande un 10 pieds. On en perd 2, mais ça enrichit des gens.

Le secteur de la construction est, depuis la sitcom de la commission Charbonneau, une explication pratique. Je ne quête pas de taloche ici. Le système en entier est à mettre en cause. Au bout du compte, des gens ne peuvent plus se loger. Et dans un étrange réflexe, on réclame davantage de financement. Tantôt c’est la faute à la surchauffe, plus tard à la pénurie de main-d’œuvre. Certains coupables sont plus utiles que d’autres. Dans les faits, c’est peinturer une ruine.

Faisons l’exercice de construire le même camp en bois rond en 2023 : d’abord un permis de la Ville, un plan d’architecte, un sceau d’ingénieur, un test de sol, un arpentage, des normes de travail à respecter, des heures réduites, une approbation des matériaux, des cotisations prélevées sur les salaires, un inspecteur de chantier, une firme de génie-conseil, un surplus sur le carburant, une décontamination ou une étude, les frais pour les risques, encore des frais pour les contraintes, pour la faisabilité, pour les délais, les trappes à délais, les gestionnaires du projet, d’autres honoraires suivront, et une chiée de taxes ici et là, sans parler de la CNESST, de l’environnement, des assurances. Peut-on vraiment s’étonner que les logements soient moins abordables ?

Même au fin fond des bois, à plus de 100 km d’un village, on doit se procurer un permis avant de couper un arbre pour chauffer le poêle. Précision : je ne chiale pas ici. C’est une tentative pour expliquer le surcoût et ce qui rend le logement (abordable ou pas) de plus en plus inaccessible. Peut-être la solution ne doit-elle pas venir uniquement de l’État (oh l’hérésie !) ? Cet État que certains voient encore comme un clergé miraculeux.

Mentionnons ici au passage des normes gouvernementales toujours en vigueur (pour le logement social) depuis le milieu des années 1970 (est cité ici un extrait d’un rapport de la Communauté Métropolitaine de Montréal de 2005) : « Certains intervenants qualifient ironiquement ces dernières (normes) de “critères de modestie”. Ce choix politique s’est traduit par une qualité de construction moindre, des frais d’entretien beaucoup plus élevés, une durabilité réduite des immeubles et des possibilités réduites d’adaptabilité des logements aux besoins changeants des ménages. […] Trop souvent des compromis sur le plan de la durabilité doivent être faits pour respecter les contraintes budgétaires. » Avouez qu’elle est pas pire. Pour les pauvres donc, des matériaux de moindre qualité. Peut-être qu’on pourrait amender ?

Il y a malheureusement de plus en plus de décalage et de violentes fractures entre la Providence de l’État (qui ne suffit plus) et le capitalisme du bonheur que l’on endosse. Et cette extraordinaire charge administrative (de plus en plus lourde) qui lie les deux. Ça s’étend aussi à la santé et à l’éducation.

On revient à notre pelle mécanique. Ce n’est plus tant cette pratique préhistorique de « protection » qu’il faut montrer avec une caméra. Peut-être faudrait-il s’entendre avec les gars du truck noir et leur demander (poliment et gentiment) si c’est possible de laisser les gens travailler un peu plus. Soit. Mais on tirerait davantage de bénéfice si les fonds pour construire quatre murs et un toit étaient investis dans quatre murs et un toit et non pas ventilés à tout vent par une industrie sans fond avant même que le premier clou soit planté.

Sinon, c’est pas grave pantoute. On continue comme ça. Comme disait Don Quichotte : ce n’est pas la charge, mais l’excès de charge, qui tue la bête.

Dans l’intervalle, des milliers de gens ne peuvent se loger.