C’est une décision profondément contraire à l’histoire des États-Unis par une cour profondément déconnectée de la société américaine. En ce sens, le jugement de la Cour suprême des États-Unis dans la cause Dobbs c. Jackson Women’s Health Organization est un énorme retour en arrière.

L’histoire des États-Unis est largement celle de droits qui ont été chèrement acquis, souvent par le recours à des tribunaux qui n’ont pas hésité à reconnaître des erreurs historiques, particulièrement en matière de ségrégation raciale.

Malgré quelques erreurs, la trame de l’histoire américaine a été d’étendre les droits et pas de les restreindre. Pour la première fois dans l’histoire américaine, on a soudainement enlevé un droit qui était reconnu par les tribunaux depuis un demi-siècle. Un droit fondamental pour la moitié de la population à qui on retire le contrôle son propre corps, sa santé et sa vie privée.

En ce sens, la Cour suprême s’est clairement déconnectée de la société américaine, qui est beaucoup moins extrême que les juges sur cette question. Même la majorité de ceux qui s’opposent à l’avortement considèrent tout de même qu’il doit y avoir des exceptions et des circonstances où cela devrait être permis.

De façon plus large, ce jugement est le résultat d’une instrumentalisation des tribunaux par les éléments les plus conservateurs de la société américaine, avec la complicité du Parti républicain dont le glissement vers la droite n’est plus à démontrer. Ce qui a mené à une politisation sans précédent de la Cour suprême et du système de nomination des juges.

Il faut noter ici que si la Cour suprême a sa composition actuelle, c’est parce que les républicains du Congrès sont intervenus lourdement dans le processus.

Ainsi quand le juge conservateur Antonin Scalia est mort en février 2016, alors qu’il restait presque une année au mandat de Barack Obama, la majorité républicaine au Sénat a refusé de permettre un vote sur la confirmation du candidat qu’il avait choisi.

Mais quand la très libérale juge Ruth Bader Ginsburg est morte en septembre 2020, le Sénat a confirmé la candidate du président Trump, la juge Amy Coney Barrett, en 30 jours à peine et en pleine campagne électorale. C’est cette nomination qui a donné une majorité antiavortement à la Cour suprême.

Mais la question de l’avortement ne domine la politique partisane aux États-Unis que depuis quelques années. Ainsi, la décision Roe c. Wade, qui avait établi ce droit à l’avortement en 1973, avait été écrite par le juge Harry Blackmun, nommé par Richard Nixon, un président républicain. Elle avait été confirmée par l’arrêt Casey de 1992, dont les coauteurs, les juges O’Connor, Kennedy et Souter, avaient tous été nommés par des présidents républicains.

Pour l’immédiat, la Cour suprême a renvoyé la question aux législatures des États, ce qui crée une véritable courtepointe juridique aux États-Unis. Déjà 13 États avaient une loi interdisant l’avortement qui devait entrer en vigueur dès la décision de la Cour suprême. D’autres devraient suivre.

Mais plusieurs États ont aussi des lois qui interdisent d’aider une femme à obtenir un avortement. Par exemple, en l’aidant à aller dans un État où l’avortement est permis. Mais cela cause d’autres problèmes : qu’en est-il des pilules abortives qui sont légalement sur le marché depuis 20 ans ? Que fait-on des polices d’assurance qui couvrent les avortements ? La confidentialité de la relation entre une patiente et son médecin est-elle affectée ?

On ne peut pas dire que la décision de la Cour ait apporté la grande clarté qu’elle estime pourtant être nécessaire dans un tel dossier.

De même, on peut se demander si la Cour a jugé en fonction du droit ou de l’aspect politique du dossier. Ainsi, il est ironique de constater que les juges ont décidé de renvoyer la question de l’avortement aux législatures des États, alors que la veille, ils avaient invalidé une loi de l’État de New York vieille de 100 ans sur le droit de porter une arme à feu en public.

Mais ce qu’il y a de plus troublant dans la décision de vendredi est l’indication donnée par le juge Clarence Thomas, le doyen de la cour, qui dit qu’en appliquant les mêmes principes on pourrait maintenant invalider le mariage de couples de même sexe ou le droit à la contraception.

C’est en partie parce que, selon les juges majoritaires, l’avortement n’étant pas mentionné dans la Constitution et ne faisant pas partie de l’histoire et des traditions américaines, il ne saurait être un droit. Mais comme le disent les trois juges dissidents, cela signifie qu’on pourrait alors révoquer un droit à la vie privée – qu’ils estiment protégé par la Constitution –, soit celui « de prendre ses propres décisions sur les questions les plus personnelles ».

Décidément, cette très politique Cour suprême vient d’entrer dans des territoires bien hasardeux et encore plus glissants.