Depuis que le ministre de la Santé, Christian Dubé, a expliqué qu’il ne pouvait mettre à exécution sa menace de renvoyer à la maison tous les travailleurs de la santé non vaccinés, que n’a-t-on pas entendu : c’est une perte d’autorité de l’État. C’est le triomphe des antivax. C’est un État qui ne peut tenir tête à ses syndicats…

La comparaison qui revient périodiquement dans des cas similaires est celle de Ronald Reagan qui avait congédié les 11 000 contrôleurs aériens en grève illégale. En fait, il avait fait bien mieux que cela : les contrôleurs avaient été bannis à vie de tout emploi au gouvernement.

Mais avant de demander à M. Dubé d’utiliser la méthode Reagan, il faut rappeler le contexte de l’époque. Les États-Unis étaient alors aux prises avec une inflation élevée (un peu plus de 10 %) et un chômage élevé (autour de 8 %) – plus élevé qu’au Canada au même moment.

Le problème n’était pas la pénurie de main-d’œuvre, mais une pénurie d’emplois. Avec une forte inflation au surplus, ce qui poussait à la hausse les demandes syndicales. Ainsi, le syndicat des contrôleurs aériens (PATCO) demandait une augmentation globale de 600 millions de dollars sur trois ans, l’offre patronale étant de 40 millions.

Alors que le syndicat disait qu’il faudrait au moins trois ans pour former de nouveaux contrôleurs aériens, en 10 jours à peine, on avait déjà remplacé la moitié d’entre eux. Les cadres, des grévistes repentis et des contrôleurs aériens militaires avaient pourvu les postes. Il faut dire qu’il y avait environ 10 000 contrôleurs aériens – civils et militaires – qui travaillaient pour le département de la Défense et qui furent rendus disponibles, même s’ils ne furent pas tous utilisés.

Pas besoin de dire que M. Dubé n’a pas un tel luxe de main-d’œuvre disponible et corvéable à merci. Tout le monde a vu les efforts du gouvernement pour pourvoir les 4000 postes d’infirmière. Et, selon les chiffres du gouvernement, il y aura plus de 60 000 postes à pourvoir d’ici cinq ans dans le réseau de la santé et il faudra remplacer le tiers des 75 000 infirmières.

Et la pénurie de main-d’œuvre est telle qu’une situation similaire existe chez plusieurs autres groupes d’employés du gouvernement. Ce qui fait que le rapport de forces entre l’employeur et ses employés s’en trouve inversé. On l’a vu quand le gouvernement a accordé une substantielle augmentation aux éducatrices de garderie avant même que le contrat ne soit signé.

Avis, donc, à ceux qui pensent qu’il suffit d’être « tough comme Reagan » pour régler les problèmes : on ne vit plus dans le même monde.

De plus en plus, quand les conditions de travail ne sont plus acceptables, les travailleurs – et pas seulement ceux du secteur de la santé – quittent leur emploi en sachant qu’ils pourront facilement trouver mieux.

Déjà, l’idée du gouvernement de lancer un ultimatum aux travailleurs de la santé pour se faire vacciner comportait de grands risques pour sa crédibilité. Les ultimatums dans les relations de travail sont la preuve de ce qu’on appelle en économie la « loi des retours décroissants » : on peut laisser passer une date butoir, comme on vient de le faire. Mais on ne pourra pas le faire une deuxième fois sans perdre toute crédibilité.

PHOTO PAUL CHIASSON, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

Christian Dubé, ministre de la Santé du Québec

Pourtant, M. Dubé a raison, l’autre option était pire. Comme on arrête les traitements pour le cancer quand ceux-ci mettent en danger la santé du patient, M. Dubé ne pouvait pas prendre le risque de « foncer dans le mur », selon sa propre expression, et condamner le réseau de la santé à encore plus de perturbations, d’annulations d’opération et de « temps supplémentaire obligatoire ».

Mais, en attendant la nouvelle date-butoir, le 15 novembre, il faut préparer le réseau pour une période difficile. Il est peut-être raisonnable de penser que les 7000 employés du réseau de la santé qui ont reçu leur première dose de vaccin voudront recevoir la deuxième. Mais il en restera tout de même 15 000 à convaincre, ce qui va être beaucoup moins simple.

Ce que les autorités de la santé doivent faire maintenant, c’est préparer le système pour les pénuries de personnel qui vont nécessairement se produire à la mi-novembre. Il faut commencer à penser qu’un plus grand nombre d’employés refuseront de se faire vacciner plutôt que l’inverse.

À ce sujet, les dirigeants du CIUSSS de l’Estrie, en conférence de presse vendredi matin, ont affirmé s’attendre à peu de nouveaux vaccinés. Dans cette région, 982 travailleurs de la santé ne sont pas adéquatement vaccinés et on ne s’attend qu’à ce que 300 d’entre eux se conforment à la vaccination obligatoire d’ici la mi-novembre. Il n’y a aucune raison de croire que le portrait sera radicalement différent dans les autres régions.

Bref, même avec un nouveau délai d’un mois, le réseau de la santé va perdre des employés, malgré les conséquences bien réelles pour les récalcitrants. Mais aussi d’inévitables ruptures de services pour les patients.