Aujourd’hui, notre chroniqueur rencontre l’éthologiste Louis Lefebvre

Le professeur Louis Lefebvre a beaucoup voyagé pour les oiseaux. Ce n’était pas pour surprendre le furtif alapi à cravate noire dans la jungle du Suriname. Ni pour dialoguer avec le batara demi-deuil au bord de l’Orénoque.

Les couleurs flamboyantes, la rareté, les acrobaties des volatiles, bref, tout ce qui fait vibrer l’ornithologue moyen laisse l’éminent biologiste vaguement ennuyé.

« Mon idée d’un dimanche matin n’est pas de prendre mon sac à dos à 5 h pour aller en forêt. D’abord, c’est beaucoup trop tôt. Et si tu me demandes : “c’est quoi, cet oiseau ?”, en général, je ne le sais pas. OK, si elle est à l’envers sur le tronc d’arbre, c’est une sittelle, sinon c’est une mésange, mais ça s’arrête là. »

Il a beaucoup tripé avec les pigeons du quartier Milton-Parc, par contre. Et pour lui, il y a plus de poésie dans le chant d’un simple étourneau au milieu d’une ruelle que dans la parure éblouissante d’un bruant indigo. « Il y a une magie extraordinaire dans le chant inattendu d’un étourneau en pleine ville. Et quand je vois un goéland au-dessus des maisons, j’ai l’impression d’être au bord de la mer, ça me fait rêver. »

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, ARCHIVES LA PRESSE

Des pigeons se reposent sur une balustrade du Vieux-Montréal.

Ce qui branche vraiment le professeur Lefebvre, c’est le cerveau des oiseaux. Et s’il a passé des heures et des semaines à courir les pigeons à Montréal et les tourterelles à la Barbade, c’est finalement dans des bibliothèques qu’il en a le plus appris sur l’intelligence des oiseaux. Comment ? En plumant pour ainsi dire des revues ornithologiques pour colliger des milliers d’exemples de comportements étranges, jamais vus, inattendus. Car aux quatre coins du monde, et presque derrière chaque buisson, un amateur de « zoiseaux » pointe ses jumelles. Et il note toutes sortes de comportements étonnants, qui sont décrits dans des revues sous la rubrique « inusité », sortes de faits divers ornithologiques.

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, LA PRESSE

Louis Lefebvre

Les amateurs sont extraordinaires, ils savent reconnaître ce qui est inusité. Des hérons pêchent avec un leurre : ils jettent un objet sur la surface de l’eau, et attirent les poissons avec. L’expert de ces observations, c’est un médecin qui consacre ses loisirs à ça.

Louis Lefebvre

Et ce qui est inusité, c’est souvent la manifestation d’une innovation aviaire. Un signe d’intelligence, en somme.

Car oui, les oiseaux sont capables d’invention. Certains fabriquent des outils, comme le corbeau de Nouvelle-Calédonie, qui déchire des feuilles de pandanus pour fouiller dans des trous et sortir des larves. Ou le corbeau freux, qui ajoute des cailloux dans un contenant d’eau pour en faire monter le niveau et atteindre de la bouffe flottante. Le géospize, quant à lui, cherche des brindilles pour fouiller dans la terre à la recherche d’insectes. Il lui arrive même d’enlever les feuilles d’une tige de framboisier pour avoir un meilleur outil : les épines de la tige grattent mieux et ramènent plus d’insectes.

D’autres, comme un pinson des îles Galapagos (géospize vampire !), une sous-espèce « échouée » sur une île dépourvue de la nourriture traditionnelle de ces pinsons, sont devenus des buveurs de sang. Ils font des plaies sur de plus gros oiseaux maritimes qui vivent en colonie, et parfois même se précipitent sur le cadavre de leurs congénères pour en sucer le sang.

Le monde des oiseaux est parfois choquant, désolé de publier cela un dimanche matin.

Longtemps, l’intelligence des oiseaux a été sous-estimée chez les biologistes. Les avancées de la science des 25 dernières années nous enseignent qu’ils sont au contraire très brillants, parfois beaucoup plus que les mammifères.

Ainsi, on en voit très rarement en train de griller une clope à neuf mètres de l’entrée d’un édifice public par -25 degrés Celsius. Même l’autruche, parmi les oiseaux les plus stupides qui soient, ne ferait pas la queue cinq heures pour acheter le nouvel iPhone.

On a tendance de manière un peu simpliste à classifier les espèces de manière linéaire, de l’insecte au poisson au reptile à l’oiseau jusqu’au mammifère, avec tout en haut Ron DeSantis.

On a tort.

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, LA PRESSE

Louis Lefebvre

L’évolution n’est pas une échelle, mais un arbre, avec des branches qui poussent dans toutes sortes de directions. Le corbeau est plus intelligent que bien des mammifères.

Louis Lefebvre

Mais c’est seulement en 1996 qu’on a redécouvert l’intelligence du corbeau de Nouvelle-Calédonie, dit-il. « En 2000, on a réalisé que certains oiseaux ont encore plus de neurones dans leur petit cerveau que certains primates. On commence à peine à découvrir leur cerveau. »

Louis Lefebvre, qui vient de publier dans un langage tout à fait accessible le fruit de 40 ans de recherche⁠1, fait partie de cette génération d’éthologues qui ont pour ainsi dire réhabilité la réputation des buses, simples, doubles ou triples, des linottes et autres poules.

PHOTO CARL DE SOUZA, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Louis Lefebvre a failli créer des émeutes en Australie quand il a répondu à des journalistes locaux que l’oiseau le plus bête au monde était probablement l’émeu – oiseau emblématique du pays.

Cela dit, comme chez les poissons et les humains, il ne faut pas généraliser. Ainsi, le dindon ne se distingue pas particulièrement par ses capacités intellectuelles. Il existe une règle générale voulant que plus la tête est petite par rapport au corps, moins l’oiseau est intelligent. Le perroquet a une tête considérable et un corps moyen : il est hautement intelligent. Le moineau a une petite tête, mais un petit corps : il se classe bien. L’autruche, c’est radicalement le contraire. Le prof Lefebvre a failli créer des émeutes en Australie quand il a répondu à des journalistes locaux que l’oiseau le plus bête au monde était probablement l’émeu – oiseau emblématique du pays.

Louis Lefebvre est arrivé aux oiseaux par la psychologie. « Rien ne m’excitait vraiment en psychologie. Il me semblait que les concepts et les modes changeaient tous les deux mois. À un moment donné, tout le monde parle de résilience. Deux ans plus tard, plus personne n’en parle… »

Il a alors découvert les travaux de Conrad Lorenz et de Niko Tinbergen, fondateurs de l’éthologie – et co-Nobel de physiologie. « L’échelle de temps qui fait changer le comportement animal, on parle de milliers d’années. J’avais l’impression de quelque chose de plus constant. »

Lefebvre a fait un postdoctorat à Oxford avec Richard Dawkins, dont les travaux suivaient ceux de Lorenz et compagnie. Il était conscrit à l’étude du toilettage des grillons, afin de déterminer si ces insectes respectent une « grammaire » dans leur comportement. La réponse (venue après des heures de plaisir) est oui.

Il a ensuite fait carrière à l’Université McGill, à étudier les innovations chez les volatiles.

« On ne sait pas vraiment où ça se passe, l’intelligence », dit le chercheur. Mais « la flexibilité », ou la capacité d’innovation, et « l’innovation » sont des mesures fiables. Un oiseau intelligent invente des techniques de survie. Et il s’adapte à des environnements changeants – comme le pinson vampire.

En additionnant des cas d’innovation trouvés dans les revues de partout dans le monde, son équipe et lui ont pu faire un palmarès des oiseaux les plus intelligents, à partir d’observations faites en nature. Le système est beaucoup plus rigoureux que le résumé que j’en fais ici, et il a fait école, y compris pour étudier des primates.

Chez les espèces qui « innovent », c’est une minorité qui trouve des trucs. Quand ces espèces sont sociales, l’innovation se répand plus vite que la mode de la sous-torréfaction du café chez les mammifères du Mile End dans les années 2010. Une « culture cumulative » se crée, une connaissance se répand.

Certains oiseaux intelligents qui volent les sachets de sucre dans les restaurants gardent leur trouvaille pour eux en allant se cacher pour les ouvrir.

Dans une population donnée, certains individus sont plus prudents, n’osent pas aller vers quelque chose de nouveau. Celui qui ose va être celui qui va découvrir quelque chose.

Louis Lefebvre

Un excès de témérité peut être dangereux, en skateboard comme dans une vie d’oiseau. « Si tu es toujours en train d’explorer, tu vas attraper des maladies. Les innovateurs vont avoir des pathogènes. »

Aussi, l’intelligence, ce n’est pas tout. Les oiseaux les plus intelligents, avec les plus gros cerveaux (calao, perroquet), se développent plus lentement. « Si ça te prend cinq ans au lieu de cinq mois pour avoir des descendants, ta population peut connaître un crash. »

Le chercheur n’utilise pas l’expression « trop intelligent pour son propre bien », mais il cite le succès de nombreuses espèces au ras de la moquette question neurones qui ont néanmoins un succès démographique spectaculaire. La tourterelle triste ne devrait pas l’être : c’est l’oiseau le plus répandu en Amérique du Nord. Mais plus tarte que ça, tu ponds des œufs numérotés pour la Fédération.

La tentation est forte, vous le voyez, de dresser des parallèles entre l’intelligence humaine et celle des oiseaux. Le chercheur se refuse à toute tentative du genre.

« Il y a énormément de similitudes entre les comportements intelligents ou pas intelligents des oiseaux et des humains », concède-t-il. Mais tenter de tirer du comportement animal des lois sur la vie en société n’est pas intelligent. Ceux qui le font généralement poursuivent des objectifs politiques sans la moindre rigueur, en pigeant dans la science pour donner un vernis de crédibilité à leurs thèses.

« Mon avantage, c’est que je ne reçois pas de courriels des poulets me disant : “Pourquoi tu dis que je suis plus niaiseux ?” »

— Ça prouve peut-être qu’ils sont stupides ?

— Je ne reçois pas non plus de courriels des corneilles qui disent sur les réseaux sociaux : “On tue tous les poulets, c’est une race inférieure.” »

Le chercheur, qui est aussi auteur de quatre romans, plonge dans la fiction pour explorer tout ce qu’il y a d’irrationnel et de complexe dans les relations et le comportement humains.

« Darwin a bien montré que notre intelligence est le produit de l’évolution. On est tous d’accord, en tout cas les scientifiques : on n’a pas été créés à l’image de Dieu, mais l’évolution a amené ce descendant des grands singes à avoir certaines capacités mentales que d’autres animaux n’ont pas. Mais une fois qu’on a dit ça, on n’a pas tout réglé. »

PHOTO SIMON CHABOT, ARCHIVES LA PRESSE

Un oiseau-mouche dans une forêt de l’Équateur

L’évolution ne nous a pas donné l’équivalent du vol de l’oiseau-mouche. Je veux dire : l’élégance. Ça fait juste 100 000, 300 000 ans qu’on a développé l’imaginaire, le langage, l’abstraction.

Louis Lefebvre

Il espère que notre « intelligence » nous permettra de ne pas détruire l’habitat dans lequel elle commence à peine à se déployer.

Parce que dans 5 millions d’années, s’il faut parier sur la survie des humains et des corbeaux, on n’est pas bien sûr de la réponse.

1. Têtes de linotte ? Innovation et intelligence chez les oiseaux, Boréal.

Questionnaire sans filtre

Le café et moi : un espresso napolitain très, très court (il a travaillé dans un centre de recherche à Naples). Ou un cortado comme en Espagne, qu’on appelle tallat à Barcelone (où est le centre de recherche auquel il est encore associé).

Sur ma table de chevet : des nouvelles d’Alice Munro (Nobel en 2013). Elle écrit avec une finesse extraordinaire ; ça m’aide à mieux accepter les choses un peu croches en moi.

Qui est Louis Lefebvre ?

  • Né à Montréal en 1950
  • Il a étudié notamment à Pise, en Italie, et à Oxford, au Royaume-Uni.
  • Il est reconnu comme l’un des principaux spécialistes au monde de l’intelligence des oiseaux.
  • Aujourd’hui professeur à McGill, il a mené des travaux à l’institut de recherche que l’université possède à la Barbade.
  • Avant son essai Têtes de linotte ?, il a publié quatre romans chez Boréal.