Investisseuse en capital de risque, Tracy Chadwell mise son argent sur deux actifs sous-estimés dans notre société : les femmes et les personnes âgées. Rencontre avec une femme qui a du caractère… et beaucoup de flair.

Quand elle est revenue sur le marché du travail après avoir passé plusieurs années à la maison pour s’occuper de ses deux fils, Tracy Chadwell a frappé un mur. On lui a fait comprendre, pas très subtilement, que sa carrière était pour ainsi dire terminée. « On ne m’a pas dit que c’était parce que j’étais une femme, mais on m’a dit que j’étais trop vieille, que je vivais en banlieue et que ce n’était pas l’image qu’on voulait pour l’entreprise... »

En d’autres mots, on préférait se passer de l’expérience d’une femme qui avait travaillé comme avocate, qui avait conclu des transactions entre les États-Unis et l’Asie, qui parlait japonais, et qui avait géré un fonds d’un milliard de dollars... tout ça parce qu’elle avait 50 ans et qu’elle avait pris une pause du travail pour être auprès de sa famille ?

S’il existait un prix pour récompenser les mauvaises décisions, aucun doute qu’il aurait été attribué ce jour-là !

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Tracy Chadwell

Sa propre patronne

Heureusement, Tracy Chadwell ne s’est pas laissé démonter par ce manque flagrant de jugement. Celle qui ne se gênait pas pour demander à ses collègues masculins combien ils gagnaient avant d’aller négocier son propre salaire s’est relevé les manches et a créé son propre fonds d’investissement. Et elle l’a nommé 1843 en l’honneur d’Ada Lovelace, mathématicienne britannique à qui on doit le codage du premier programme informatique, en 1843.

« J’ai commencé en investissant mon propre argent, raconte Tracy Chadwell, qui était invitée comme conférencière à C2Montréal le printemps dernier. Comme c’était mon argent, personne ne pouvait me dire quoi faire. Ça m’a fait me sentir très puissante et libre, et j’encourage toutes les femmes à penser très sérieusement à prendre en charge, chacune à leur échelle, leur bien-être financier. »

En faisant des recherches, Tracy Chadwell a découvert que seulement 2 % des entreprises dirigées par des femmes avaient accès à du capital de risque. Oui, vous avez bien lu, seulement 2 % ! Et c’était encore plus bas pour les entreprises en démarrage dirigées par des femmes de plus de 50 ans. L’investisseuse y a vu une immense occasion d’investissement. Aucune concurrence à l’horizon !

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Tracy Chadwell

Personnellement, je préfère investir dans des entreprises dirigées par des gens d’expérience. C’est prouvé, les entrepreneurs plus âgés réussissent mieux. Si vous avez 60 ans, vous avez deux fois plus de chances de réussir qu’une personne qui démarre son entreprise à 30 ans. Il y a beaucoup d’études à ce sujet et je pense que les résultats des femmes sont aussi bons que ceux des hommes.

Tracy Chadwell

Le problème, c’est qu’on leur donne moins la chance de se prouver. Tracy Chadwell me parle d’études du Massachusetts Institute of Technology (MIT) et de l’Université Harvard dans le cadre desquelles on a soumis deux plans d’affaires identiques à un comité : un portant le nom de Jill, l’autre, celui de Jack. Jill avait 40 % de chances en moins d’être financée.

Un autre biais relevé par Tracy Chadwell dans le monde de l’investissement de capital de risque : les femmes obtiennent plus facilement du financement quand elles lancent une entreprise dans un secteur « naturellement » associé au féminin : soins aux enfants, maquillage, santé et bien-être. « C’est plus facile d’obtenir du financement que si vous lancez une entreprise de cybersécurité ou de fintech », souligne-t-elle.

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L’économie aux cheveux argent

Tracy Chadwell est une investisseuse très studieuse. Elle a analysé le marché en profondeur avant de lancer son fonds d’investissement, en 2016. En s’intéressant à la démographie et à la longévité, elle a vite réalisé que le marché des personnes âgées était pour ainsi dire infini. « Aux États-Unis, c’est un marché estimé à environ 14 000 milliards de dollars et il devrait atteindre 30 000 milliards d’ici 2050 », affirme-t-elle. En anglais, on parle de « silver economy » pour décrire l’ensemble des produits et services destinés à la génération du troisième et du quatrième âge. Tracy Chadwell y voit un potentiel immense.

« Je dis toujours que si on donne de l’argent à des jeunes de 28 ans pour qu’ils créent des entreprises, ils résoudront les problèmes qu’ils rencontrent : ils créeront un robot qui livre des pizzas [rires]. » Tracy Chadwell, elle, s’intéresse aux entreprises en lien avec les personnes âgées, la longévité, et les solutions technologiques pour aider les personnes à mieux vivre.

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« Les gens vivent tellement plus longtemps aujourd’hui, observe la femme d’affaires. Il y a 100 000 personnes âgées de plus de 100 ans aux États-Unis et 10 000 au Canada. Les gens vivent longtemps et nous n’avons personne pour s’occuper d’eux ! Vous le ressentez aussi au Canada, le manque de soignants, poursuit Tracy Chadwell. La situation est de plus en plus grave. Il y a beaucoup de gens qui s’intéressent à la création d’une solution simple : une application qui met en relation les soignants et les patients et leurs proches. Et vous voilà avec une application qui vous dit quand le membre de votre famille a dormi, quelle quantité il a mangée, etc. » Selon elle, ce n’est pas la solution.

« Le vrai problème, c’est qu’il manque de soignants et que leurs conditions de travail ne sont pas à la hauteur. Le soignant fait un travail incroyablement difficile et il est payé en moyenne 14 $ l’heure, alors que les fast-foods paient entre 20 $ et 25 $ l’heure. Or il est beaucoup plus facile de retourner un hamburger que d’aider quelqu’un à se mettre au lit ou à prendre un bain. Alors avec mon fonds, j’essaie d’investir dans des entreprises qui proposent des solutions à ces problèmes complexes, qui offrent de la formation et du soutien aux soignants, par exemple, pour qu’ils puissent mieux faire leur travail. »

Depuis la création de son fonds d’investissement, Tracy Chadwell s’est entourée d’une équipe. À majorité féminine. « Je pense que les femmes ont des qualités d’analyse très précieuses, souligne-t-elle. Vous savez, l’analyse financière quantitative est désormais prise en charge par l’intelligence artificielle. Mais ce que l’intelligence artificielle ne peut pas faire, c’est sortir déjeuner. Ou appeler quelqu’un à 22 h pour lui dire qu’on a trouvé une solution à son problème. Je pense que toutes ces compétences humaines plus douces vont devenir de plus en plus importantes à l’avenir. »

En dirigeant ses efforts, et son argent, vers les personnes âgées, et en s’intéressant au vieillissement, Tracy Chadwell a vraiment l’impression d’avoir trouvé son but dans la vie. « Je pense que je n’ai jamais été aussi heureuse », lance-t-elle avec un magnifique sourire.

Qui osera encore dire que les femmes sont « finies » après 50 ans ?

Questionnaire sans filtre

Le café et moi : Je lis beaucoup de recherches sur le vieillissement maintenant et donc je sais toutes les choses que je suis censée faire. Je pense que les gens qui boivent deux à trois tasses de café – je n’ai pas les statistiques exactes – ont en fait une meilleure acuité mentale et une meilleure capacité à fonctionner. Plus important encore : le jeûne intermittent. Je vais donc prendre une ou deux tasses de café noir tout au long de la matinée comme une béquille pour ne pas manger trop tôt. Seulement le matin pour protéger la qualité de mon sommeil profond qui est incroyablement important, surtout quand on pense à retarder l’apparition de la maladie d’Alzheimer.

Les livres sur ma table de chevet : J’adore lire des romans, mais j’adore aussi lire les méditations de Marc Aurèle (Pensées pour moi-même), l’un de mes livres préférés. J’en ai offert de très beaux exemplaires à mes fils. J’adore aussi Winston Churchill qui est pour moi l’incarnation du courage (et nous partageons également un anniversaire !). Pour les femmes investisseuses, je recommande toujours Secrets of Sand Hill Road : Venture Capital and How to Get It, de Scott Kupor, parce que c’est une approche très digeste pour expliquer le capital-risque.

Une réflexion que j’aime partager : Comment voulez-vous savoir ce que vous voulez vraiment faire dans la vie si vous êtes constamment submergé par le bruit, si vous avez des écouteurs en permanence sur les oreilles, et que vous écoutez toujours de la musique ou la voix de quelqu’un d’autre ? Comment pouvez-vous entendre la vôtre ? Je pense qu’il est très important de passer beaucoup de temps dans la nature et de trouver des moments de tranquillité, que ce soit pour prier ou pour méditer. Sinon la cacophonie de la journée va vous submerger.

Des gens morts que je réunirais autour d’un repas : Je pense que Jésus serait incroyablement intéressant. Winston Churchill, parce qu’il a été le seul à s’opposer au mal et qu’il a fait preuve d’un courage extraordinaire, même s’il avait beaucoup de défauts personnels. Marc Aurèle serait incroyable aussi. Maya Angelou, parce que c’est une auteure formidable, et qu’elle avait un œil incroyable pour les autres. Et mon amie Serena Battle, morte tragiquement il y a quelques années. C’était une intellectuelle formidable et je pense qu’elle adorerait rencontrer tous ces gens.

Qui est Tracy Chadwell ?

Investisseuse et gestionnaire, Tracy Chadwell a commencé sa carrière comme avocate.

Elle est associée fondatrice de 1843 Capital, un fonds de capital-risque qui s’intéresse aux entreprises technologiques en phase de démarrage en lien avec le vieillissement.

Nommée sur la liste des « 50 over 50 » du magazine Forbes en 2021, et sur la liste des 100 femmes puissantes du magazine Entrepreneur en 2019.