Quand on entre dans la petite salle de l’exposition Avaler les montagnes au musée McCord, deux tableaux nous dévisagent.

Un homme et une femme regardent droit devant, sans émotion, dans la même pose, vêtus tous deux en noir. Aux pieds de chacun, une chaise gravée du symbole chinois du double bonheur. Quelques centimètres séparent leurs portraits. Ce petit espace, ils ne le combleront jamais.

« C’est l’histoire de ma famille, mais en même temps, c’est celle de beaucoup d’autres gens aussi », résume Karen Tam en m’offrant une visite guidée un vendredi matin quelques minutes avant l’ouverture des lieux au public (l’exposition se poursuit jusqu’au 13 août).

L’homme, c’est son arrière-grand-père. Natif de Taishan, dans le sud de la Chine, il débarque seul en 1907 au Canada. Les femmes ne sont pas bienvenues – le Canada leur impose une lourde taxe pour profiter de la sueur de ces immigrants sans leur offrir la dignité minimale d’une famille.

Son arrière-grand-père retournera deux fois en Chine. La première visite, pour voir sa femme. La deuxième, pour voir l’enfant qu’il lui avait fait lors du séjour précédent. Elle mourra sans le revoir.

L’enfant grandira en Chine. En 1967, désormais père, il débarque à Montréal avec sa famille pour rejoindre son aïeul. Le grand-père, le père et le fils sont enfin réunis.

Ce fils, alors adolescent, qui arrive en pleine Révolution tranquille, c’est le père de Karen Tam. Il ouvrira le restaurant Aux Sept Bonheurs dans Rosemont, à côté du Jardin botanique. Sa fille deviendra une artiste célébrée, et une précieuse témoin aujourd’hui pour toute la communauté.

Le 1er juillet, les descendants d’immigrants chinois n’ont pas le cœur à la fête. Pour eux, ce n’est pas seulement l’anniversaire du Canada. C’est aussi la commémoration de la Loi sur l’immigration chinoise, et cette année marque le 100e de ce « Jour de l’humiliation ».

Le 1er juillet 1923, la porte a été pratiquement fermée aux immigrants chinois. Ceux qui étaient déjà citoyens canadiens devaient se promener avec une carte d’identité et étaient contrôlés par la police.

Les premiers immigrants chinois – des Cantonais – sont arrivés à Montréal au début des années 1870. Vers 1900, ils étaient 1000. Vers 1920, près de 2000.

Au début, ils ont ouvert des buanderies. Ces gens créent une demande pour des restaurants, des épiceries et d’autres produits de leur pays d’origine. Ils se regroupent autour de ce que La Presse baptisera en 1902 le « Quartier chinois ».

Les bâtiments déjà construits, où habitaient des Irlandais et d’autres immigrants pauvres, seront « enchinoisés »1. Ils sont souvent occupés par des hommes qui vieillissent seuls, privés de leur famille restée en Chine et isolés par les politiques racistes.

Aujourd’hui, le Quartier chinois a bien changé. « Les promoteurs en ont détruit une bonne partie pour ériger des édifices comme le complexe Guy-Favreau. »

Ce qui se passe à Montréal n’a rien d’unique, enchaîne-t-elle⁠2. « À Philadelphie, ils veulent bâtir un stade juste à côté pour les 76ers (l’équipe de basketball). À New York, il y aura une nouvelle prison. Et à Montréal, ce qu’il reste du quartier est enclavé et convoité par les promoteurs. »

Québec vient de lui accorder un statut patrimonial. « Mais c’est seulement pour une portion du quartier, nuance-t-elle. Le risque demeure ailleurs. »

L’autre menace est plus intangible et laide. La pandémie a fait ressurgir le racisme antichinois et antiasiatique, s’inquiète-t-elle. « C’était comme un nouveau péril jaune, comme si l’histoire se répétait. »

Juste quand les gens enlevaient leur masque, un nouveau sujet chaud a monopolisé la politique canadienne : les ingérences du régime de Pékin dans les élections. De nouveau, les préjugés se sont décomplexés face à une diaspora qui n’a rien à voir avec ces manœuvres et qui en est souvent la première victime.

« Je pensais naïvement qu’on avait progressé... », se désole-t-elle.

Karen Tam se spécialise dans les « installations immersives » – elle s’excuse pour ce terme « galvaudé ». Elle combine des peintures, des sculptures, des photos et d’autres artéfacts pour mettre en scène la communauté sino-canadienne. Elle s’intéresse à la façon dont ces gens s’enracinent dans un lieu, se représentent eux-mêmes et sont perçus.

PHOTO ALAIN ROBERGE, LA PRESSE

Karen Tam

Elle dirige mon regard vers une photo d’une femme blanche qui se costume avec des habits traditionnels chinois. Elle la commente sans indignation ou jugement. « Je suis surtout fascinée par sa fascination ! », s’amuse-t-elle.

Au fond de l’exposition se trouvent des « chinoiseries » – de l’art décoratif construit par des Français et des Européens qui imitent le style chinois, ou l’image qu’ils s’en font.

En retour, des immigrants « s’exotisent » par nécessité. Ils se conforment aux attentes et aux préjugés, par exemple en vendant des objets et des expériences « typiques » de leur culture.

En 2016, une installation de Karen Tam faisait des clins d’œil à des clichés comme les bars de karaoké. « L’humour permet de prendre du recul face à nous-mêmes et d’amorcer des conversations », dit-elle.

Elle donne l’exemple de la campagne « Acheter un petit Chinois ».

Hein ?

Elle sourit. « Dans les années 1940, 1950 et 1960, au Canada, on offrait de parrainer un petit Chinois. On envoyait une photo, l’enfant recevait un prénom chrétien, on avait l’impression de l’aider... »

Pas besoin de finir la phrase, l’image fait tout comprendre.

Quand Karen Tam en parle, son ton doux, parfois rieur et gêné, adoucit l’aigreur des sujets. Elle raconte des histoires de dignité et des destins improbables comme celui de la journaliste et écrivaine Edith Maud Eaton.

Quand elle avait 5 ans, la mère d’Edith est vendue à un magicien. « Il l’utilisait comme cible dans le numéro du lancer du couteau », explique Tam.

À Londres, une missionnaire la récupère. Elle retourne en Chine en tant que missionnaire elle-même. C’est là qu’elle rencontrera son futur mari, un commerçant de soie britannique. Ils immigrent à Montréal et s’installent dans Hochelaga où ils élèveront 14 enfants, dont Edith. Cette pionnière écrira pour le Montreal Star en utilisant son patronyme anglais et publiera des récits de fiction sous son nom chinois.

« Je songe depuis longtemps à faire un opéra cantonais. Ça s’appellerait Le parcours d’une héroïne à travers les terres hostiles », dit Tam en montrant une œuvre qui porte ce titre – une photo superposée d’ombres chinoises à l’entrée de son exposition.

« Je me cherchais un personnage principal, poursuit-elle. On m’a suggéré de prendre Edith Eaton, et je trouve que c’est une bonne idée. Elle aide à dire beaucoup de choses en même temps... »

⁠1. J’emprunte le terme à cette analyse de l’auteur Jonathan Cha

1. Consultez l’analyse 2. Regardez le documentaire Big Fight in Little Chinatown, de Karen Cho (en anglais)

Questionnaire sans filtre

Votre rituel du café : Je bois du thé toute la journée pendant que je travaille dans l’atelier, et mon choix de thé vert est le long jing ou « Puits du dragon ».

Mon dernier livre marquant : J’ai beaucoup réfléchi à The Metabolic Museum, de Clémentine Deliss (un livre basé sur son expérience de directrice du Weltkulturen Museum à Francfort), et [...] à la relation entre le musée, l’objet, l’artiste et la communauté diasporique.

Une œuvre d’art que tout le monde devrait voir : Les fresques et sculptures des grottes de Mogao. Je n’ai vu que des photos jusqu’à présent, mais j’ai prévu de les visiter un jour et d’y emmener mon père, car c’est son rêve depuis des années d’y aller.

Un évènement historique auquel j’aurais aimé assister : J’aurais aimé participer à la production du film The Curse of Quon Gwon, écrit et réalisé par Marion Wong en 1916. C’est l’un des rares films muets américains réalisés par une femme.

Une personne qui m’inspire : Thérèse Gingras, ma chère professeure de piano pendant 20 ans qui est morte en 2008. Elle a eu le plus d’impact sur moi en tant que personne et en tant qu’artiste (en dehors de mes parents). Elle était passionnée, exigeante, rigoureuse [...] Elle m’a inculqué une forte éthique de travail.

Des gens vivants ou morts avec qui j’aimerais souper : La réalisatrice Agnès Varda ; l’actrice Anna May Wong ; la militante des droits civiques Grace Lee Boggs ; le pianiste de jazz Oscar Peterson ; la poétesse Joséphine Bacon ; le « parrain de l’IA » Geoffrey Hinton ; et pour apporter de la légèreté au souper, l’actrice et comédienne Betty White.

Qui est Karen Tam ?

  • Docteure au Centre for Cultural Studies de la Goldsmiths University
  • Lauréate du prix Giverny Capital 2021
  • Finaliste du prix Louis Comtois en 2017 et du Prix en art actuel du Musée national des beaux-arts de Québec en 2016
  • Sélectionnée sur la première liste du prix Sobey pour les arts en 2010 et en 2016
  • Son travail est exposé dans des collections privées et muséales comme l’Irish Museum of Modern Art, le Musée des beaux-arts de Montréal, le Musée d’art contemporain de Montréal, la Collection Hydro-Québec, la Collection de la Banque Royale du Canada et la Microsoft Art Collection
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