Chaque semaine, un de nos journalistes vous présente un essai récemment publié.

Un macabre hasard a voulu que ma lecture de l’essai Pays de sang de Paul Auster soit entrecoupée, à la fin du mois de janvier, par deux tueries en Californie.

Onze personnes tuées dans une salle de bal à Monterey Park, ville de la région de Los Angeles, un samedi soir. Puis, le lundi suivant, un carnage dans des exploitations agricoles près de San Francisco. Sept morts.

Ces fusillades d’envergure donnent toujours lieu, explique le romancier dans son livre, à un sinistre « rituel ».

Elles produisent « un bain de sang d’une telle ampleur et d’une telle horreur que l’ensemble de la société américaine s’arrête net tandis que les caméras foncent sur les lieux pour saisir des images de personnes dévastées secouées de sanglots, que les journalistes explorent les circonstances du crime en détail […] et que des écrivains dans des tribunes libres et les commentateurs télé inondent leur public de leurs opinions ».

De fait, en janvier, ce rituel s’est déroulé de la façon exacte dont Paul Auster l’a décrit.

S’il a su prédire ce qui allait se passer, c’est que les mêmes causes produisent les mêmes effets. Et parce qu’elles ne changent pas, ces causes.

Elles sont d’ailleurs au cœur de cet ouvrage, dont le concept est simple : Paul Auster cherche à comprendre pourquoi son pays est le plus violent du monde occidental.

Sa quête s’amorce d’une façon très personnelle. Il nous parle de son propre rapport aux armes à feu, entre autres en racontant la mort de son grand-père paternel.

Il explique aussi que son père aurait pu l’encourager « à pratiquer le tir comme l’un des impératifs fondamentaux de la virilité ». Car les armes à feu font partie de l’ADN de son pays.

Ainsi, Paul Auster passe rapidement de l’intime à l’universel.

Forcément.

Les armes (et les voitures) sont les piliers de la mythologie nationale américaine, souligne l’écrivain, qui se dit convaincu que « la préhistoire coloniale du pays », qui s’est déroulée « dans un climat de conflit armé incessant », éclaire le présent à ce sujet.

Il évoque la guerre sanglante visant à préserver l’esclavage, mais aussi celle menée contre les autochtones.

Paul Auster explore ensuite le rôle joué par la machine à propagande qui a instrumentalisé le deuxième amendement à la Constitution américaine, celui qui protège le droit des citoyens de détenir une arme à feu.

Il cite bien sûr la National Rifle Association, devenue dans les années 1970 et 1980 un groupe de pression basé sur « la croyance fondatrice que les armes sont avant tout un instrument d’autodéfense ».

Il convient enfin que tout changement véritablement substantiel pour le contrôle des armes à feu, dans les circonstances politiques actuelles, serait bloqué par les républicains au Congrès.

Le constat du livre est accablant. Et il est d’autant plus triste qu’il est soutenu par des dizaines de photos prises sur les sites de fusillades, après les drames.

Ces sites, souvent oubliés, le photographe Spencer Ostrander les transforme en « pierres tombales de notre chagrin collectif », écrit Paul Auster.

Ce genre d’ouvrage est nécessaire, bien sûr. Il pose le bon diagnostic et le fait de façon convaincante. Et il se lit d’une traite, Paul Auster étant après tout un des plus brillants écrivains américains de sa génération.

Pays de sang est donc éclairant et utile… mais il est aussi terriblement déprimant.

Extrait

« Pour comprendre comment nous en sommes arrivés là, il faut nous abstraire du présent et nous projeter au tout début, avant l’invention des États-Unis, alors que l’Amérique n’était qu’un assemblage faiblement peuplé de colonies blanches éparpillées en treize postes avancés de l’Empire britannique, fort éloignés les uns des autres. Notre préhistoire coloniale a duré cent quatre-vingts ans, et l’essentiel de ce temps de formation chaotique s’est écoulé dans un climat de conflit armé incessant. »

Qui est Paul Auster ?

Romancier américain né en 1947 à Newark, dans le New Jersey, il a commencé à publier des romans dans les années 1980 et plusieurs de ses œuvres ont connu un vif succès, tout particulièrement en français. Il est notamment l’auteur de la Trilogie new-yorkaise (Cité de verre, Revenants et La Chambre dérobée) et, plus récemment, de 4 3 2 1. Il y a quelques jours, on a appris qu’il était atteint d’un cancer.

Pays de sang – Une histoire de la violence par arme à feu aux États-Unis

Pays de sang – Une histoire de la violence par arme à feu aux États-Unis

Actes Sud

208 pages