Le restaurant Toqué ! aura 30 ans cette année. Son chef et copropriétaire, Normand Laprise, s’est entretenu avec notre chroniqueur sur l’avenir de la haute gastronomie.

Normand Laprise me montre une photo de sa fille, une adolescente toute fière qui vient de pêcher sur la glace une truite de 4 lb. Ce que le chef du Toqué ! a tiré comme bienfait de la pandémie, dit-il, c’est un meilleur équilibre entre son travail et sa vie familiale. « Je dis toujours : ce n’est pas la quantité qui compte, c’est la qualité ! »

Ça vaut pour le temps comme pour les truites. Finie l’époque où Laprise travaillait 90 heures par semaine comme jeune chef du Citrus, dans le Mile End de Montréal, au début des années 1990. « Avec la pandémie, j’ai été plus présent auprès de mes filles. Quand on a rouvert, j’ai dit à mon épouse que je serais à la maison avec elles le samedi soir. »

La pandémie, bien sûr, a surtout apporté son lot d’inconvénients au restaurateur. Toqué !, dont Laprise est copropriétaire avec son associée Christine Lamarche, célébrera son 30e anniversaire en juin. Mais ce fleuron de la gastronomie québécoise a dû fermer 22 mois pendant la pandémie. À la réouverture, Normand Laprise avait perdu 5 de ses 14 cuisiniers. Certains se sont réorientés, d’autres sont retournés vivre en France ou en Espagne.

La pandémie, on l’a encore sur le dos. On n’en parle plus, mais on en ressent encore les effets. C’est comme avoir été impliqué dans un gros accident. On est en train de s’en remettre, mais on n’est pas complètement guéris.

Le chef Normand Laprise

Le chef reste optimiste – c’est dans sa nature –, tout en répétant plusieurs fois pendant notre entretien d’une heure et demie chez Toqué ! qu’il faudra que l’État intervienne pour soutenir ceux qui tiennent la gastronomie québécoise à bout de bras.

Au début de la pandémie, la Brasserie T du Quartier des spectacles a fermé ses portes définitivement (une nouvelle brasserie ouvrira à Sainte-Thérèse au printemps). C’est donc grâce au Beau Mont, petit frère du Toqué ! dans Parc-Extension, à ses plats à emporter et à son comptoir épicerie, que Laprise a réussi « non pas à garder toute la tête, mais le nez hors de l’eau », dit-il.

« On va s’en sortir, mais il va falloir qu’il y ait du soutien, dit-il. Les politiciens m’appellent pour avoir mon avis, pour que je participe à des tables rondes, mais l’aide ne suit pas. »

C’est bien d’être fier de notre patrimoine gastronomique. C’est encore mieux de le soutenir, de le valoriser et de le protéger…

Normand Laprise

Je lui parle de René Redzepi, le célèbre chef du Noma, qui a annoncé récemment la fermeture du « meilleur restaurant au monde » à Copenhague, qu’il va transformer en atelier de recherche. Faut-il en conclure que la haute gastronomie n’a pas d’avenir ?

« C’est extraordinaire, ce que René Redzepi a fait, dit Laprise. Mais il est soutenu par le gouvernement danois. Je ne connais pas beaucoup de restaurateurs qui peuvent se permettre de fermer pendant six mois et juste faire des pop-up. Personne ne veut investir dans les restaurants. Ce n’est pas payant. Mais le tourisme, c’est très payant pour un gouvernement. Il y a 10 ans, personne n’allait faire du tourisme gastronomique au Danemark. Redzepi a vendu à l’étranger l’image du pays par sa cuisine. »

Au Québec, la pandémie et l’inflation ont eu raison de l’enthousiasme de plusieurs restaurateurs, dont Martin Juneau, qui a annoncé récemment qu’il quittait le Pastaga. Antonin Mousseau-Rivard a lancé un cri du cœur, en novembre 2021, à propos du manque d’aide de l’État à la gastronomie. Son restaurant gastronomique, le Mousso, offre maintenant une formule de dégustation unique, trois soirs par semaine.

« Avec la qualité qu’il propose, avec le volume qu’il a, à New York ou à Paris, son restaurant serait plein tous les soirs de la semaine », croit Normand Laprise, qui salue le courage du jeune chef. Une cliente vient le surprendre par-derrière et l’embrasse sur la joue. C’est une jeune restauratrice montréalaise qui a elle aussi décidé de quitter la profession en raison de la pandémie. Elle a tout vendu et songe à s’établir à New York.

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, LA PRESSE

Normand Laprise, en discussion avec notre chroniqueur

Y a-t-il au Québec une masse critique permettant à la haute gastronomie de survivre ? Si Toqué ! existe depuis bientôt trois décennies, c’est parce qu’il peut compter sur une clientèle d’affaires et sur le tourisme d’affaires. « C’est ce qui nous permet de vivre à l’année, explique Normand Laprise. Juste avec la clientèle locale, on n’aurait pas assez de volume. »

Normand Laprise sait bien qu’on s’offre généralement sa cuisine pour souligner une occasion spéciale. Il en a, en revanche, contre l’idée que ce qu’il propose est trop onéreux.

« Ça me fait toujours un pincement au cœur. C’est comme si on me disait que c’est trop cher pour ce que c’est. Toqué ! c’est 14 cuisiniers et 14 serveurs pour 80 clients max. Tout est préparé sur place : les fonds, les sauces, les pâtes, les desserts, la boulangerie. On veut que les gens puissent vivre une expérience mémorable, unique, dont ils se souviendront longtemps. Ça vaut combien ? Si on compare avec le prix d’un billet pour aller écouter une vedette au Centre Bell ou voir un match des Canadiens… »

Il est justement allé voir un match du Canadien avec sa fille récemment et a été estomaqué par les prix à la cantine.

Je déteste parler d’argent, mais il faut que les gens soient prêts à payer le juste prix pour nous permettre de continuer de vivre et pas juste de survivre. Et je parle non seulement des cuisiniers, mais des maraîchers, des agriculteurs, des bouchers, des chocolatiers…

Normand Laprise

Il ne fait affaire qu’avec de petits producteurs triés sur le volet, la traçabilité des produits étant pour lui primordiale. Jamais il ne pourra lésiner sur la qualité.

« Je ne serais pas capable de prendre un produit de moindre qualité. Il y a des modes en cuisine. Il y a des tendances. Elles sont éphémères. Dans chaque mode il y a quelque chose à aller chercher, mais je ne changerai pas ma philosophie en cuisine. »

Sa philosophie est simple. Le plus important, dit-il, c’est l’authenticité. Aussi, pour assurer la pérennité de la gastronomie québécoise, il faut des produits locaux de qualité, une rigueur dans l’exécution, une préparation respectueuse de chaque aliment, sans oublier le bon assaisonnement.

« J’ai grandi dans une ferme avec des produits frais, des traditions, du savoir-faire et une cuisine goûteuse, proche des gens. C’est loin du raffinement de mes restaurants, mais c’est pour dire que ce qui est important, c’est la démarche, la philosophie derrière le plat, pas seulement l’emballage… »

Il est fier du reste que sa philosophie ait été perpétuée par ses anciens sous-chefs, Martin Picard du Pied de cochon, Charles-Antoine Crête du Montréal Plaza ou encore Mehdi Brunet-Benkritly du Marconi, qui font aussi affaire avec des producteurs locaux respectueux de nos ressources.

« Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme ! » La citation de Lavoisier représente la vision de Normand Laprise de l’avenir de la gastronomie, qui doit passer par des changements dans nos habitudes, selon lui.

« Pour qu’on aille mieux. Pour que notre planète aille mieux. Est-ce que je suis un idéaliste ? Probablement que oui. Mais si je ne l’avais pas été, je n’aurais jamais construit Toqué ! avec Christine. »

Questionnaire sans filtre

Le café et moi : J’entretiens une relation fusionnelle avec le café et je ne peux commencer ma journée sans mon café. Je le bois invariablement de la même façon, à savoir un expresso serré que j’allonge avec de l’eau chaude et du lait chaud. J’en reprends un demi après le lunch. Il y a plus de 25 ans, des membres de mon équipe l’ont surnommé le café du chef…

Mon voyage de rêve : Ce rêve est constant depuis de nombreuses années. Un jour, j’aimerais partir en Écosse ou en Irlande et jouer au golf tous les jours avec mes enfants et Sophie, mon épouse.

Ma devise (en cuisine) : « Quand il n’y en a plus, il y en a encore ! »

Un don que j’aimerais posséder : Être un poisson rouge (comme dirait Ted Lasso : « Be a Goldfish »). Pour moi, ça veut dire d’être capable de faire le vide après un stress, d’être capable de passer à autre chose au lieu de tout ressasser sans arrêt dans sa tête et de se réveiller à 3 h du matin…

Qui est Normand Laprise ?

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, LA PRESSE

Toqué !, dont Normand Laprise est copropriétaire, célébrera son 30e anniversaire en juin.

  • Il est né en 1961 dans une famille de huit enfants, à Saint-Philippe-de-Néri, près de Kamouraska.
  • À sa sortie de l’École hôtelière de Charlesbourg, en 1981, il fait ses classes auprès du chef Jacques Le Pluart, au restaurant Marie-Clarisse à Québec. Il suit ensuite des stages de perfectionnement en France et aux États-Unis.
  • Il devient chef chez Citrus, à Montréal, en 1989, où travaillent notamment sous sa direction Martin Picard et Christine Lamarche. Avec elle, Laprise ouvre le Toqué !, rue Saint-Denis, en mai 1993. Le restaurant déménage dans un plus grand local, place Jean-Paul-Riopelle, 10 ans plus tard.