Avec leur plume unique et leur sensibilité propre, des artistes nous présentent leur vision du monde. Cette semaine, nous donnons carte blanche à Maude Landry.

Septembre 2022. Je m’apprête à quitter Montréal avec ma technicienne de son. Nous remplissons d’essence le Tucson que nous avons loué pour nous rendre à mon spectacle à Québec. Nous rejoignons plusieurs voitures assoiffées qui attendent à la station-service au coin de De Maisonneuve et De Lorimier.

Un homme sans chandail et sans chaussures, que je devine aussi sans domicile fixe ni rasoir, se tient à l’entrée de la station-service. Agité, il lance aux gens de sa voix râpeuse :

« Vous êtes fous ! Arrêtez de gazer ! »

Des témoins filment l’homme avec leur cellulaire d’une main, dissimulant leur sourire de l’autre, tandis qu’il marche d’un pas saccadé vers la voiture d’une femme en train de faire le plein. Il s’accote sur la fenêtre baissée du côté passager, où un enfant joue sur une tablette électronique.

« Toé là, quand tu vas être grand, tu pourras pas vivre sans masque à gaz ! », aboie-t-il au petit humain avant de tousser et de cracher par terre.

La mère, dégoûtée, s’empresse de quitter les lieux, évitant de peu l’homme avec sa voiture.

« C’est ça, er’tournez dans vot’ char, madame ! Allez-y, brûlez le pétrole comme si de rien n’était pour tout’ nous tuer à petit feu ! Byyyye ! »

Il regarde la voiture partir en la saluant de grands gestes du bras. Mon amie et moi assistons à ce spectacle, perplexes, mais tout de même un peu diverties. Puis, il se retourne vers nous et s’approche du VUS, déterminé.

« Vous autres aussi, hein ! Ça gaze, ça gaze, ça gaze ! »

Il émet des bruits de flatulences avec sa bouche et éclate de rire jusqu’à s’étouffer. Je le trouve amical, presque attachant.

J’observe les gens autour de moi en train de regarder le va-nu-pieds. Un amalgame de répulsion, d’agacement, un peu de rigolade aussi. Ils pensent : « Mais il est fou, il a besoin d’aide psychologique. Vite, que quelqu’un (pas moi) aille le déposer devant un asile, où quelqu’un lui mettra une camisole de force, et qu’on en finisse avec ce cirque ! Non, mais franchement, ç’a-tu du bon sens ? Terroriser une pauvre femme avec son enfant comme ça ! »

Cet inconnu fascinant a peut-être perdu le gros bon sens question décence en public, soit. Mais je me demande : est-il vraiment fou ? Ou navigue-t-il dorénavant dans un grand instant de « lucididité » ? On pourrait croire qu’il vient du futur pour nous prévenir de quelque chose. C’est terrifiant.

Il s’est passé quelque chose en lui, un déclic. La gravité de la situation climatique l’a emporté sur sa capacité à vaquer à ses occupations, comme nous le faisons tous.

On dit que les cinq étapes du deuil sont le déni, la colère, le marchandage, la grande tristesse et l’acceptation. Y a-t-il une étape de plus que cet homme a franchie par laquelle nous allons finir par passer, nous aussi ? Le délire psychotique, le cynisme pur, une décadence suprême qu’aucune dose de LSD ne saurait procurer ? Est-ce contagieux ?

Vous avez raison, monsieur l’illuminé. C’est vrai qu’il faudrait tout arrêter radicalement. Les voitures, les avions, la viande, les bombes, la vapoteuse, tout ! Les spécialistes les plus spécialisés le confirment : il est déjà trop tard.

À ce rythme-là, on ne fait qu’accélérer exponentiellement la chute vers les lendemains apocalyptiques qui nous guettent. On est nombreux à être d’accord là-dessus. D’ailleurs, on commence à en parler, justement, à préparer des changements à long terme dans le système, tranquillement mais sûrement… Sûrement pas, en fait, mais tranquillement, c’est certain.

Vous avez raison, monsieur le hippie puant, c’est urgent ! Mais… pourriez-vous juste vous tasser de notre chemin ? C’est parce que le Costco ferme à 17 h, et il faut à tout prix (en fait, à prix réduit si possible) aller acheter des petits verres en plastique pour le party de départ à la retraite de Mona… Merci ! Lâchez pas, continuez de répandre votre important message.

À’ gang, on va faire une différence, chacun notre petite part. Prendre les transports en commun de temps en temps, recycler, se retenir de faire un barbecue… En revanche, des feux d’artifice chaque samedi de l’été, c’est vital pour notre santé mentale. On ne va pas s’empêcher de vivre, quand même ! Ça va bien aller.

Parfois, je me sens comme ces poupées troublantes au sourire permanent. Vous savez, ces bébés sans âme qui ferment les yeux quand on les couche sur le dos ? J’essaie de ne pas y penser trop souvent, parce que je ne voudrais pas finir comme la poupée Chucky que j’ai croisée à la station-service, celle que personne ne voulait prendre dans ses bras.