À seulement 32 ans, Vanessa Destiné a une connaissance approfondie des médias québécois parce qu’elle les connaît de l’intérieur. Elle est pratiquement passée par tous les réseaux et les empires – Québecor, Radio-Canada, Télé-Québec, Noovo, ARTV, Rouge FM, QUB radio, etc. – et par toutes les plateformes (télé, radio, web) en collaborant à des émissions comme Décoloniser l’histoire, Dans les médias, Retour vers la culture, On va se le dire, La journée (est encore jeune), De l’huile sur le feu…

Bref, comme pour bien des millénariaux, son CV est étourdissant et peu attaché à une « maison » en particulier. Son plus récent projet ? Les clefs du logis, une série documentaire très instructive sur la crise du logement au Québec diffusée… à Savoir média ! Et qui conjugue ce qu’elle aime dans son travail, soit le journalisme de solution, la justice sociale et la vulgarisation. Mais elle aime beaucoup aussi le côté givré de l’infodivertissement, le mélange de culture populaire et d’analyses sérieuses, admirative de ce qui se fait sur le web, qu’elle trouve plus libre que la télé. Quand elle a commencé dans la salle de nouvelles web de Radio-Canada, les NowThis, Vox, AJ+ ou Buzzfeed se développaient, et l’ont beaucoup marquée, parce qu’ils rejoignaient les gens de son âge.

Mais quand a-t-elle eu la piqûre du métier ?

« Jamais et je ne l’ai toujours pas », répond-elle, ce qui me fait éclater de rire. C’est cette franchise que j’aime chez cette fille qui n’a pas la langue dans sa poche et qui ne se gêne pas pour critiquer les faiblesses d’une profession particulièrement mal-aimée dans les sondages. « C’est un corps de métier que le monde n’aime pas et il va falloir à un moment donné l’accepter et revoir notre position d’humilité », dit-elle.

Il n’y a rien qui me fascine plus que des gens le cul bordé de nouilles qui sont incapables d’autocritique, et je trouve que notre milieu en est rempli. À quel point tu peux être arrogant quand tu sais que les trois quarts de la population ne t’aiment pas ?

Vanessa Destiné

Je l’avoue, je suis une fan même s’il m’arrive de dire « ayoye » en lisant ses statuts sur les réseaux sociaux. Elle est de la génération de la crise étudiante de 2012, qui n’oubliera jamais, je crois, le traitement que les médias traditionnels lui ont fait subir.

On lui a souvent dit de faire attention à ce qu’elle disait, pour ne pas nuire à sa carrière, mais elle n’a peur de rien, car de toute façon, être journaliste n’était pas le rêve de sa vie. Plus un accident de parcours, selon elle. Vanessa Destiné se voyait travailler en coopération internationale, gravir les échelons et, pourquoi pas, devenir diplomate.

« Je suis très consciente des différents enjeux, des capacités et des limites d’à peu près toutes les salles de nouvelles du Québec, à l’exception des médias anglophones que je connais vraiment moins. Ce qui dicte beaucoup le traitement de la nouvelle au Québec, c’est vraiment la culture d’entreprise. C’est ça qui va avoir une incidence sur nos intérêts et nos angles morts. »

Elle déplore la paresse et la mauvaise foi sur certains sujets. « C’est ce qui fait en sorte qu’on a l’impression d’avoir tout le temps raison et d’avoir tout compris. La job des journalistes est littéralement de fouiller des sujets pour que monsieur et madame Tout-le-Monde qui n’ont pas le temps de lire Le deuxième sexe de Simone de Beauvoir comprennent mieux. Il faudrait peut-être retourner derrière la table et lire davantage avant de s’exprimer. C’est pour ça que je suis dure envers notre milieu qui n’a pas tant de critiques que ça, pour le pouvoir qu’on a dans la société. Alors que j’arrive avec un statut Facebook qui décoiffe, excuse-moi, mais je suis un caillou face à Goliath. Si tu chiales à longueur de journée sur le reste de la société, tu es capable d’en prendre. »

Elle rappelle que c’est tout récent, le fait que l’on s’intéresse à la composition des salles de nouvelles au Québec. « Les journalistes sont bons pour parler des problèmes de discrimination et des manquements des autres ordres professionnels, mais il n’y a personne qui parle des journalistes parce que ça nous obligerait à parler des concurrents et ça se retournerait rapidement contre nous. Le rapport de classe et les “nepo babies” dans les salles de nouvelles, il faut en parler aussi. Il n’y a pas grand monde pour porter ce ballon-là, et j’ai décidé de le faire parce que je n’ai absolument rien à perdre et que je n’ai pas d’attachement particulier pour ce milieu. Si ma carrière s’arrête demain, je serai correcte. Je ferai autre chose. »

Élevée par son père

Mais c’est tout le contraire qui se produit. On s’arrache Vanessa Destiné, qui est loin d’être une « nepo baby » – ce terme américain, dérivé du mot « népotisme », désigne les enfants de vedettes qui montent vite dans le star-système entre autres parce qu’ils ont des parents célèbres.

Elle est née en 1990 à Montréal de parents haïtiens qui se sont rencontrés au Québec. Elle a très peu connu sa mère, qui a souffert de graves problèmes de santé mentale, et a été élevée par son père, un homme sans instruction qui a vécu le chemin de croix de bien des immigrants. « Dans mon parcours, j’entends parfois le mot “féminazie” et que les hommes souffrent aussi. Je le sais, je suis la première témoin de la souffrance des hommes. J’ai vu mon père pleurer très jeune, parce qu’à un moment donné, la pression d’être un homme immigrant pogné à élever seul un enfant, sans ressources… C’était une anomalie, dans ce temps-là, d’avoir un père monoparental, pas juste chez les Haïtiens. »

Son père a mis tout son argent dans l’instruction de sa fille, qui est allée à l’école privée, pour qu’elle devienne quelqu’un. Un classique des parents immigrants, souvent lourd à porter pour leurs enfants.

« Sa trajectoire de vie a fait que ça n’a pas été possible pour lui, souligne-t-elle. Tu penses que tu viens vivre le rêve américain et tu te ramasses dans une manufacture où tu te fais traiter de N-word à longueur de journée et le moindrement que tu montes dans la hiérarchie, tu es tout le temps renvoyé à ton statut de Noir. C’est ce qui est arrivé à mon père. Non seulement ce sont des emplois mal payés, qui sont brutaux pour le corps, avec des horaires de merde dans des endroits difficiles d’accès, mais ce sont tout le temps des atteintes à la dignité. Tu es déjà brisé physiquement et le racisme systémique, c’est que ça détruit aussi l’esprit. »

Qui est émotif ?

Alors la « menace woke », vous le devinez, elle n’y croit pas. Vous pouvez bien la traiter de « woke », elle s’en balance, mais ne lui dites jamais qu’elle est une militante, car c’est selon elle une insulte pour les vrais militants qui travaillent sur le terrain.

Ce qui me dérange, c’est que les wokes sont présentés comme des gens irrationnels, guidés par les émotions, incapables de recul et de regard critique alors que les gens en face, souvent des personnes blanches et des hommes, vont être des gardiens de la pensée rationnelle.

Vanessa Destiné

« C’est émotif de part et d’autre, mais il y a une émotivité qu’on ne pardonne pas aux minorités, alors que la majorité nage dedans au quotidien. Si on prend l’exemple du mot qui commence par N, on accuse la communauté noire d’être super émotive, mais c’est tout le temps des Blancs qui en parlent et qui capotent à l’idée de mettre un avertissement au début de La petite vie. »

Parce que son père travaillait beaucoup, Vanessa Destiné a été élevée par la télévision québécoise. Elle admirait des journalistes comme Jean-François Lépine, Raymond Saint-Pierre ou Joyce Napier. Son plus grand modèle était Sonia Benezra et elle a longtemps cru que Francine Grimaldi était noire.

L’un des grands moments de sa vie a été de se photographier avec Michèle Richard, qu’elle adore, et elle est la première à hurler parce que Céline Dion n’est pas dans le palmarès des meilleurs chanteurs du Rolling Stone. Car Vanessa Destiné revendique aussi son droit à la légèreté et au fun, alors ne l’appelez pas en panique seulement quand il y a une crise autour d’un enjeu de racisme, ça se pourrait qu’elle vous dise non. Parce qu’elle a tellement d’autres cordes à son arc et elle le sait.

Il faudrait s’arranger pour ne pas la perdre. Je trouve que ce serait dommage pour la profession qui a le privilège de l’avoir dans ses rangs, plus que de son bord.

PHOTO HUGO-SÉBASTIEN AUBERT, LA PRESSE

Vanessa Destiné et Chantal Guy

Dans une version antérieure de ce texte, nous avions identifié Savoir média par son ancien nom, le Canal Savoir. Nos excuses.

Questionnaire sans filtre

Le café et moi : J’ai toujours aimé beaucoup le café, mais je dois faire attention depuis que j’ai pris des médicaments contre l’anxiété en 2018. Depuis ce temps-là, je ne suis plus capable d’en boire, ça me rend très agitée et ça me donne des maux de tête. J’achète du décaféiné, parce que j’aime beaucoup le goût, mais c’est comme un deuil à faire.

Les gens morts que j’aimerais réunir à table : Joséphine Baker, une de mes grandes icônes noires à cause de son parcours de vie fascinant. Mata Hari, pourquoi pas, tant qu’à être dans les espionnes. Whitney Houston, pour qu’elle me fasse une sérénade juste à moi. Enfin, Martin Luther King et Malcolm X ensemble, pour qu’on parle du chemin parcouru. J’aimerais qu’ils voient ce qu’il y a eu après eux.

Mon modèle : La personne que j’admire le plus en vieillissant est [la politicienne française] Christiane Taubira. Elle n’est pas sans failles, il y a eu quelques controverses associées à sa famille, mais c’est un exemple de détermination, de fougue et d’autorité que j’aime beaucoup. Elle a été victime de racisme tout au long de sa carrière, mais elle ne se laisse pas marcher dessus, elle répond aux critiques et ne se défile jamais. Je trouve ça extraordinaire.

PHOTO HUGO-SÉBASTIEN AUBERT, LA PRESSE

Vanessa Destiné et Chantal Guy

Qui est Vanessa Destiné ?

  • Née le 4 mars 1990 à Montréal
  • Titulaire d’un baccalauréat en communication et coopération internationale de l’Université de Montréal
  • Dès 2003, elle collabore notamment aux émissions Décoloniser l’histoire et Dans les médias à Télé-Québec, et Les clefs du logis au Canal Savoir.