La décision de la direction du Centre national des arts (CNA), à Ottawa, d’offrir une représentation de la pièce Is God Is à un public composé essentiellement de spectateurs noirs fait des vagues. Même le New York Post s’est intéressé à la chose dans son numéro du 29 janvier.

Avant de crier au scandale et de balancer des mots comme « racisme », « discrimination » ou « apartheid », comme certains le font depuis quelques jours, il serait bon de prendre un pas de recul face à cette pratique loin d’être nouvelle.

Précisons d’abord que cette pièce est d’une auteure noire américaine, Aleshea Harris, et est interprétée par des comédiennes noires. On aborde les thèmes de la moralité tordue, de la famille dysfonctionnelle, des difficultés pour une femme d’être noire et du parricide.

Cette pièce sera présentée du 9 au 18 février au Théâtre Babs Asper, une salle de près de 1000 places située au CNA. Il a été décidé que le 17 février serait une « soirée Black Out » destinée aux publics noirs et que cela fera partie des évènements qui souligneront le Mois de l’histoire des Noirs.

Sur son site, le Centre national des arts prend soin de dire que cette soirée « est une invitation ouverte aux différents publics s’identifiant aux Noirs ». On dit aussi qu’il s’agit « d’un espace dédié aux amateurs de théâtre noir ». J’insiste sur le mot « amateurs ».

Nulle part il n’est écrit que les personnes qui ne sont pas noires seront refusées à la porte. « Contrairement à ce qui a été écrit par ceux qui ne sont pas venus nous poser la question, tout le monde est accueilli et bienvenu à tous nos spectacles, incluant la soirée Black Out, m’a dit Annabelle Cloutier, directrice générale, Stratégie et Communications, au CNA. Il n’a jamais été question de fermer la porte à quiconque. »

En d’autres mots, on peut être « amateur » de théâtre noir et être blanc, asiatique ou autochtone.

Ces soirées que certains appellent « safe space » sont de plus en plus répandues. Pas plus tard que le 28 novembre dernier, l’organisme Tangente, chargé de diffuser des spectacles de danse à Montréal et au Québec, a offert une soirée réservée aux PANDC (personnes autochtones, noires et de couleur).

La demande est venue du chorégraphe Mohammadreza Akrami, qui a souhaité créer un climat favorisant une discussion franche et ouverte après la présentation de son œuvre.

Des spectateurs qui ne faisaient pas partie des PANDC se sont pointés avec leurs billets. Quand ils ont découvert le caractère de la soirée, certains ont préféré revenir un autre soir, d’autres sont entrés quand même.

Alors, avant d’affirmer que ces soirées sont une nouvelle forme de « ségrégation raciale » comme l’ont écrit des membres de l’Association des Québécois unis contre le racialisme (AQUR) dans une lettre ouverte, il faut prendre son gaz égal.

C’est facile d’affirmer, quand on a toujours fait partie d’un groupe majoritaire, que ces soirées sont du racisme inversé.

Autant j’ai du mal à accepter que l’on remodèle l’art et le travail des artistes au nom de la rectitude politique, autant je n’ai aucun problème avec le fait que des minorités puissent avoir envie de se retrouver ensemble pour apprécier le fruit des créateurs ou vivre un évènement en particulier.

Je me souviendrai toujours de la réaction de ce membre de ma famille qui a assisté à la soirée d’ouverture des Outgames au Stade olympique, en 2006. Après avoir regardé les milliers de spectateurs des communautés LGBTQ+ qui l’entouraient, cette personne a dit qu’elle comprenait pour la première fois de sa vie la réalité de ceux qui vivent constamment dans un cadre minoritaire.

On parle de la communauté gaie qui a beaucoup créé (et qui continue de le faire) des lieux et des évènements conçus pour elle, mais abordons le sujet des femmes qui, au plus fort de la montée féminisme dans les années 1970, ont ressenti elles aussi le besoin d’être ensemble.

Allez relire les comptes rendus du mégaspectacle du 23 juin 1975 sur le mont Royal avec une quinzaine d’artistes féminines qui a réuni 200 000 personnes, très majoritairement des femmes.

Aux journalistes venus recueillir leurs commentaires, des spectatrices ont dit à quel point elles s’étaient senties fortes et en contrôle de leur destin pour une fois dans leur vie.

Toujours au sujet de Tangente, on a présenté il y a quelques années une œuvre où tous les danseurs performaient nus. Une soirée a été offerte en exclusivité aux membres d’associations de naturisme. Est-ce que quelqu’un s’est levé pour dire qu’il s’agissait de discrimination à l’égard des autres spectateurs ? Pas le moins du monde.

Pouvoir ou non assister à un spectacle n’est pas un droit acquis pour les spectateurs. Parlez-en aux producteurs et aux artistes qui offrent très souvent des représentations à des gens d’un groupe en particulier ou d’une même entreprise. Personne ne se plaint de cela.

Alors, pourquoi monter sur ses grands chevaux quand des soirées Black Out ou réservées aux PANDC sont programmées dans des théâtres ?

Bien sûr, on peut répéter que c’est tous ensemble que nous allons vaillamment lutter contre le racisme et les préjugés. Oui, c’est vrai. Et on le fait déjà. Ou du moins, on essaie de le faire.

Je ne crois pas que les groupes minoritaires qui organisent ces soirées le font pour s’éloigner des autres. Ils le font pour prendre un pas de recul, pour pouvoir exprimer des choses sans la crainte d’être incompris ou mal interprétés.

Ils le font pour imaginer, ne serait-ce que pendant deux heures, à quoi ça ressemble de se fondre dans la masse.

En toute transparence, je tiens à préciser que j’ai travaillé au CNA dans les années 1980.