Dans le troublant thriller psychologique Lucy Grizzli Sophie, la cinéaste Anne Émond transpose à l’écran La meute, percutante pièce de Catherine-Anne Toupin créée à La Licorne en 2018. La dramaturge y reprend son rôle aux côtés de ses partenaires de scène, Guillaume Cyr et Lise Roy.

Femme de carrière dans la mi-quarantaine ayant perdu son emploi dans des circonstances difficiles, Sophie (Catherine-Anne Toupin) est complètement détruite lorsqu’elle arrive au gîte du passant tenu par Louise (Lise Roy), qui y héberge son neveu Martin (Guillaume Cyr), chômeur depuis peu. Au contact de la dame bienveillante et du trentenaire sensible, Sophie semble se reconstruire peu à peu. Toutefois, la relation qui se développe entre elle et Martin risque de les emmener sur un terrain dangereux... et de tétaniser le spectateur sur son siège.

« Pour brasser la cage »

« J’aime tellement mettre les gens mal à l’aise ! J’aime tellement brasser le monde ! C’est mon grand plaisir ! s’exclame Catherine-Anne Toupin. Pour moi le théâtre, ce n’est pas un safe space, c’est la place pour brasser la cage. Sur scène, j’ai un plaisir pervers, surtout quand j’écris une pièce puis que j’y joue, de sentir ce que les gens reçoivent. Ce que j’écris n’est jamais moralisateur. »

Je mets les spectateurs devant un dilemme moral, mais je ne leur dis pas quoi faire ni quoi penser. Ce qui m’intéresse, c’est de les faire réfléchir et peut-être faire avancer les choses d’un petit pouce.

Catherine-Anne Toupin

« Dans les visionnements tests de Lucy Grizzli Sophie, c’était vocal. Ça me réjouissait d’entendre la réaction des gens, raconte Anne Émond (Nelly, Jeune Juliette). C’est non négligeable, ce plaisir-là de faire du cinéma populaire quand tu sais que tu peux aller rejoindre les gens et les faire réagir autant. »

Créée à La Licorne en 2018, dans une mise en scène de Marc Beaupré, La meute connaît un tel succès qu’une douzaine de réalisateurs signifient leur intérêt pour transposer la pièce de Catherine-Anne Toupin au grand écran. Embauchée comme lectrice-conseillère, Anne Émond découvre la pièce sous la forme de scénario. La dramaturge et la cinéaste discutent depuis à peine un quart d’heure quand la première demande à la seconde si elle souhaite tourner le film. « Un petit lundi ! », blague la cinéaste.

« J’ai rencontré plein de gens formidables, révèle Catherine-Anne Toupin. On ne se connaissait pas, mais pour moi, avec sa sensibilité, avec son intelligence, Anne était la bonne personne. Elle a une vision semblable à la mienne et comprend ce que j’essaie de dire. On voulait équilibrer les choses entre la vulnérabilité du personnage de Martin et la violence de mon personnage. On voulait aussi utiliser les codes du genre, parce qu’en fin de compte, faire des films que personne n’écoute parce que c’est plate, ça ne donne rien. J’aime que les gens soient divertis, c’est la meilleure façon de passer un message. Si tu restes sur le bout de ton siège du début à la fin du film, tu vas le retenir. »

PHOTO FOURNIE PAR SPHÈRE FILMS

Lise Roy dans Lucy Grizzli Sophie, d’Anne Émond

Un sujet difficile

Admirative des œuvres de Preminger et d’Hitchcock, Catherine-Anne Toupin a toutefois suggéré à Anne Émond, friande du cinéma de Fincher, de revoir Misery (1990), de Rob Reiner, Basic Instinct (1992), de Paul Verhoeven, et Fatal Attraction (1987), d’Adrian Lyne, pour transposer l’univers anxiogène de sa pièce à l’écran. Bien que l’on retrouve les influences de ces thrillers dans Lucy Grizzli Sophie, on reconnaît la signature de la réalisatrice des Êtres chers dans le regard qu’elle pose sur la nature, notamment lorsque Sophie et Martin laissent littéralement tomber les masques dans une mémorable scène sylvestre. « Ma scène préférée ! », s’écrie Catherine-Anne Toupin.

« C’est sûr que cette histoire-là aurait pu se passer à Montréal, dans un petit trois et demie, pense Anne Émond. J’aime filmer la nature et on avait de beaux lieux de tournage. Toute cette scène de nuit dans la forêt, c’était un vrai bonheur de mise en scène. »

PHOTO FRANÇOIS ROY, LA PRESSE

Anne Émond

C’est un film à sujet, mais qui emprunte tous les codes d’un vrai thriller psychologique. On est dans les bois, isolés, c’est un peu glauque, on se demande qui est dangereux... J’aimais l’idée du jeu du chat et de la souris, de m’amuser avec le langage cinématographique, de manipuler le spectateur qui se pose tout le long des questions.

Anne Émond, cinéaste

Il est d’ailleurs difficile d’aborder le sujet du film sans risquer de trop en révéler et d’ainsi priver le spectateur du plaisir et du choc qui l’attendent. Rappelons cependant que, parmi les inspirations du texte original, il y a la réaction négative des spectateurs face au comportement (temporairement) violent de Marie Lamontagne (Guylaine Tremblay) dans Unité 9, où Catherine-Anne Toupin incarnait Shandy, et la démission d’Ellen Pao, ex-PDG de Reddit, après des mois à recevoir des insultes racistes et sexistes sur les réseaux sociaux. « C’est la plus grande cybermeute de toute l’histoire », souligne la scénariste. Bien qu’écrite il y a 10 ans, La meute demeure d’actualité, d’autant plus que depuis la pandémie, les discours véhiculés sur les diverses plateformes, parfois sous le couvert de l’anonymat, sont plus haineux qu’ils ne l’étaient.

« Ça dérape complètement, confirme Catherine-Anne Toupin. Je crois profondément à la liberté d’expression, mais plusieurs oublient que ta liberté s’arrête là où commence celle de l’autre. Grâce à ma sœur, j’ai découvert ce qui s’écrivait dans le dark web. »

PHOTO FRANÇOIS ROY, LA PRESSE

Catherine-Anne Toupin

Je croyais que la violence qui y était la plus courante, c’était le racisme. Eh bien non, c’est la misogynie, ce qui parle de façon extrêmement troublante de la société dans laquelle on vit. D’ailleurs, on a enlevé le racisme et l’homophobie, sinon, ç’aurait été 100 fois pire.

Catherine-Anne Toupin, au sujet du dark web

« Il ne faut pas que les gens badtrippent en voyant le film, qu’ils demandent à leur fils, à leur chum, à leur frère s’ils font ça, ou à leur fille, à leur blonde, à leur sœur si elles sont correctes devant ça », ajoute-t-elle.

« J’ai aussi passé quelques semaines sur des sites pour la postproduction pour créer le chatroom. Il faut être faite forte ! se souvient la cinéaste, qui a quitté les réseaux sociaux à l’époque de la sortie de Nelly. Le dark web gronde autour de nous. Ce qu’on a mis dans le forum, c’est la pointe de l’iceberg. On ne voulait pas aller plus loin parce qu’on ne voulait pas véhiculer cette parole, la rendre accessible. On voulait que ce soit frappant, mais on n’est pas allés dans le plus scabreux, le plus troublant. »

Au moment de la rencontre, Anne Émond venait d’écouter une émission balado sur l’intelligence artificielle. Selon elle, le pire serait encore à venir : « C’est l’autre dérive qui va nous frapper en pleine face. » « On sait tous que ça va mal tourner, mais on ne peut rien faire, on est prisonniers », ajoute Catherine-Anne Toupin. « C’est pour ça qu’il faut chercher à vivre en paix », croit la réalisatrice.

Lucy Grizzli Sophie sera présenté en ouverture des Rendez-vous Québec cinéma, le mercredi 21 février à 19 h, au Théâtre Outremont (sur invitation), et à 20 h 15 au Cinéma Cinéplex Odéon Quartier Latin. En salle le 23 février.