De 15 à 18 ans, Emmanuelle Béart a vécu à Montréal. Elle ne l’avait jamais révélé publiquement, mais c’était pour se reconstruire, après avoir été victime d’inceste de 10 à 14 ans. La comédienne en parle dans son premier film, le bouleversant documentaire Un silence si bruyant (coréalisé avec Anastasia Mikova), qui sera diffusé le 22 novembre à TV5. Nous avons profité de son passage au festival Cinemania, où elle est coprésidente du jury, pour lui en parler.

À quel moment avez-vous eu envie de réaliser un documentaire sur l’inceste ?

D’abord, j’ai essayé d’adapter Christine Angot [autrice du livre L’inceste]. Ça prenait pour moi la forme d’une fiction. Ce qui était sûr, c’est que je me disais : OK, tu as traversé cette chose-là, c’est douloureux, les séquelles, on les trimbale toute sa vie, mais c’est important d’en faire quelque chose.

Une matière à création…

Exactement. De ne pas laisser cette sorte de boule douloureuse m’envahir. Puis je me suis dit que mon expérience pouvait me permettre d’aller à la rencontre d’autres personnes. C’était important de prendre la caméra et de provoquer non seulement la parole des témoins que je filmais, mais de pouvoir ouvrir un espace de parole sociétal. Il y a une sorte de chaîne de solidarité qui est Angot, qui est La familia grande [roman autobiographique de Camille Kouchner], qui est Neige Sinno et Triste tigre [qui vient de remporter le prix Femina]

Que j’ai commencé à lire et qui aborde d’emblée, comme votre documentaire, le concept d’amnésie traumatique.

C’est un roman formidable. Je me suis dit que ce serait formidable de réussir à faire partie de ce mouvement-là. Et je me suis rendu compte que ce n’était pas la fiction qui me paraissait être le plus juste pour y arriver, mais le documentaire.

On sent que vous mettez en confiance les gens que vous rencontrez parce que vous avez aussi vécu ce qu’ils ont subi.

Il y a, oui, cette traversée commune. Je savais ce dont je voulais qu’on arrive à parler. On parle d’anesthésie émotionnelle, on parle de sexualité. Je trouve que le documentaire qu’on a réalisé va très loin dans l’honnêteté de la parole.

PHOTO FRANÇOIS ROY, LA PRESSE

Emmanuelle Béart

Ce qui est fascinant, c’est que vous rencontrez les gens au moment même où ils sont ou bien dans le processus judiciaire, ou bien en train de recouvrer la mémoire de ce traumatisme. Tout ça se passe devant nous.

Et en temps réel devant nous d’abord, les réalisatrices ! Parce qu’on est face à des êtres qui sont d’un courage absolu et qui disent les choses telles qu’elles sont. Et donc du coup, moi-même j’identifie des choses auxquelles je n’avais jamais pensé en ce qui me concerne. Tout d’un coup, ça se répercute sur moi aussi. Je prends la parole, je rebondis, sans vouloir jamais être le personnage central du film.

C’est cette spontanéité qui fait en sorte que les gens se livrent. Il y a aussi des moments très forts qui sont liés à vous. Je pense à ce psy qui vous dit que certaines victimes en viennent à penser qu’elles ne peuvent être aimées que par leur corps, et qui vous a fait réagir.

Je n’y avais jamais pensé. Là aussi, ça se fait au moment où l’on filme. C’est-à-dire que tout d’un coup, la caméra est sur moi et il dit quelque chose qui me fracasse, littéralement. Chaque expérience est unique, et c’est très important de le dire. On n’est pas dans un grand tout de gens incestés qui seraient tous les mêmes. Bien sûr que non. Mais il y a des choses qui sont profondément communes dans les séquelles.

PHOTO FOURNIE PAR TV5

Un silence si bruyant

Évidemment, ce commentaire du psy sur la sexualisation me fait penser au cinéma. Je repense à Berri, à Chabrol, à Rivette, à Sautet, avec qui vous avez tourné dès vos débuts. Vous prenez conscience dans le documentaire que vous avez sexualisé votre corps. Mais je me demande dans quelle mesure ce sont des cinéastes qui vous ont sexualisée ?

Oui, je pense qu’effectivement, les metteurs en scène ont pris quelque chose qui se dégageait de moi. Mais pourquoi ça se dégageait de moi ? Parce qu’il y a quelque chose que je provoquais certainement, qui était comme une sorte de réappropriation de sa féminité, de sa sexualité. Un truc qui ne lui appartiendrait pas à lui, mais qui serait ma création à moi. Mais cette création, elle est dangereuse parce qu’elle peut vous amener hors de vous. Donc, quelle est la part active, quelle est la part inconsciente ? Je ne sais pas tout ça. Et qu’est-ce qu’ont deviné les metteurs en scène avec qui j’ai joué ? En même temps, vous parliez de Sautet. Sautet me permettait de me reposer parce qu’il n’y avait pas du tout cet aspect de ma sexualité. Après, on sait que le cinéma aime la chair fraîche et que lorsqu’il y a une jolie fille, elle est généralement, oui, sexualisée.

Dans le cinéma français en particulier, peut-être…

Oui, peut-être ! (Elle sourit)

Je vous ai déjà entendue en entrevue parler de la place des actrices au cinéma, à qui l’on pense moins après 50 ans. Le cliché se confirme ?

Il faut faire avec, mais oui, bien sûr. C’est évident, surtout quand on a été très, très jolie, qu’il y a quelque chose qui a attiré les metteurs en scène dans cet endroit-là. Ce qui serait terrible pour une actrice, c’est de vouloir retenir ce ton-là pour continuer à être désirée. Et pourtant, c’est comme ça qu’on le vit. En même temps, pour moi, c’est hors de question. Et d’ailleurs, c’est pour ça qu’instinctivement, il y a 13 ans, je me suis barrée au théâtre. Parce que je me suis dit qu’au théâtre, il y a un endroit, un espace de création, où on a le droit de vieillir.

L’image n’est pas figée au théâtre…

Pas figée du tout ! C’est presque un espace de liberté physique. Ce qui est fou, c’est d’avoir eu l’instinct il y a 13 ans de me dire : barre-toi au théâtre ! Il y a bien sûr la rencontre avec de grands metteurs en scène de théâtre. Mais quand même, il y a toujours chez moi un putain d’instinct de survie, en fait. Je sais où il faut aller au moment où il faut prendre le tournant. Et maintenant, c’est la mise en scène qui m’intéresse. Ça ne veut pas dire que je ne rejouerai pas, mais j’ai eu beaucoup de plaisir à mettre en scène, même si c’était du documentaire. J’ai un projet de fiction. Une adaptation de roman dont je ne peux pas parler, mais qui va complètement ailleurs.

Je relisais une entrevue que vous m’aviez accordée à Montréal, il y a presque 25 ans, pour Les destinées sentimentales [d’Olivier Assayas]. On parlait de Montréal et vous m’aviez dit : « Ne cherchez pas une explication rationnelle, il n’y en a pas. Je devais venir pour 15 jours et je suis restée trois ans ». C’est sûr qu’à la lumière du documentaire, sachant maintenant ce que vous avez subi de 10 à 14 ans, j’imagine que c’est aussi l’instinct de survie qui vous a poussée à vous installer à Montréal à 15 ans.

Oui, il fallait que je me barre. J’avais besoin de couper avec ce passé, j’avais besoin de couper avec ma famille, j’avais besoin d’être ailleurs. Et Montréal a été très, très, très important pour moi. La famille dans laquelle je suis débarquée, mes études à Marie-de-France. Il y a ici une bienveillance, une hospitalité. Je suis très émue chaque fois que je reviens. C’est vraiment un âge très particulier, 15-18 ans. Les grandes amitiés, les grands amours. Il y a quelque chose qui est fondamental dans la structure d’un être humain. C’est la fin de l’adolescence, juste avant l’âge adulte. Parce qu’après, je retourne à Paris et c’est très vite Manon des sources…

Et j’imagine a fortiori que c’est d’autant plus fondamental quand on fuit un traumatisme et qu’on veut se défaire de mauvais souvenirs. Est-ce que vous avez connu cette amnésie traumatique ?

Non. Pas du tout. Je préfère avoir été confrontée à la réalité. Ça m’a permis sans doute de guérir plus vite. On m’a demandé souvent qu’est-ce que ça m’avait apporté de réaliser ce documentaire, et je ne savais pas. Quand le documentaire est sorti en France [en septembre], ç’a été un tsunami. C’était à la une de tous les journaux. C’était complètement fou. Maintenant, je sais. C’est que c’est fini. C’est clos. Ça ne veut pas dire que je ne peux pas aider d’autres gens grâce à ce documentaire, mais pour moi, c’est terminé.

Une rencontre aura lieu avec Emmanuelle Béart le samedi 11 novembre à 16 h au Sofitel dans le cadre du Festival Cinemania. L’événement est gratuit et ouvert au public.

Consultez le site de Cinemania

Un silence si bruyant (coréalisé avec Anastasia Mikova) sera diffusé le 22 novembre à TV5.