En portant à l’écran le livre que Romain Gary a écrit en s’inspirant de sa propre histoire à Los Angeles, dans le tumulte de la fin des années 1960, Anaïs Barbeau-Lavalette s’est avancée en terrain miné en toute connaissance de cause. La réalisatrice de La déesse des mouches à feu n’est pas ressortie tout à fait indemne de Chien blanc, mais cette prise de risque est inhérente au métier qu’elle aime.

Quand George Floyd est mort sous le genou d’un policier devant les yeux d’une Amérique horrifiée, le scénario de Chien blanc était déjà passablement avancé. On aurait pu penser que cet évènement tragique, à la suite duquel de nombreuses manifestations du mouvement Black Lives Matter ont embrasé les rues, aurait animé Anaïs Barbeau-Lavalette d’un sentiment d’urgence supplémentaire. Comme si le récit que Romain Gary a écrit il y a plus de cinq décennies trouvait une nouvelle – et déplorable – résonance. Or, il n’en fut rien. Au contraire.

« Quand c’est arrivé, j’ai eu besoin de prendre une pause, explique la cinéaste au cours d’un entretien accordé à La Presse. J’ai pris un pas de recul et je me suis beaucoup questionnée. Parce que là, tout à coup, la matière de Chien blanc devenait quelque chose de très concret, très à vif. On ne veut pas exploiter l’actualité, mais en même temps, il est impossible de faire un film comme celui-là sans y faire référence non plus. Avec Valérie Beaugrand-Champagne [coscénariste], nous y avons beaucoup réfléchi. »

Qui a le droit ?

Ce n’est pas le seul questionnement qu’amenait ce projet de porter à l’écran le récit autobiographique de Romain Gary. Que non ! Campé à Los Angeles en 1968, au lendemain de l’assassinat de Martin Luther King, le livre relate l’histoire – vraie – du romancier (Denis Ménochet) et de sa femme Jean Seberg (Kacey Rohl), très engagée dans la cause des Afro-Américains. Le couple recueille alors un chien égaré, très affectueux, particulièrement avec Diego, le fils du couple. Il se trouve pourtant que ce chien a été dressé pour attaquer spécifiquement les Noirs, comme au temps où les maîtres dressaient leurs chiens pour pourchasser leurs esclaves en fuite. D’où cette appellation : chien blanc.

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Une scène tirée de Chien blanc, un film d’Anaïs Barbeau-Lavalette

Au cœur de ce drame figure un thème qui résonne encore plus fortement aujourd’hui, auquel furent notamment confrontés les artisans du film : comment peut-on faire sien un combat contre le racisme quand on n’est pas soi-même afrodescendant ?

« Ce livre a été écrit par un Blanc et je suis blanche, souligne la cinéaste. Ces questions de points de vue m’intéressent. Quelle était la place de Jean et Romain dans cette lutte-là et quelle est la mienne ? Ai-je seulement le droit de faire ce film ? Si oui, comment ? »

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Chien blanc est le quatrième long métrage d’Anaïs Barbeau-Lavalette.

Ces interrogations nous rendent très fragiles parce que nous sommes tous mêlés et tout le monde a peur. Or, je ne crois pas que la peur soit un bon moteur de réflexion.

Anaïs Barbeau-Lavalette

Des consultants essentiels

Le récit emprunte les points de vue de deux protagonistes blancs, mais Anaïs Barbeau-Lavalette a tenu à ce que le drame vécu par les Afro-Américains soit évoqué à travers des scènes d’archives, ainsi que grâce à des personnages périphériques dont la présence reste indélébile. Deux consultants, Will Prosper et Maryse Legagneur, ont également été très présents pendant toutes les étapes de fabrication du long métrage, de l’écriture jusqu’au montage.

« Will et Maryse sont aussi cinéastes, fait remarquer Anaïs Barbeau-Lavalette. C’était important pour moi. Ils pouvaient pointer tous mes angles morts et ils étaient capables de me les révéler. Leur présence m’a confrontée à des choses, mais elle fut très bénéfique. Ce film est empreint de doutes et de vulnérabilités. Quant à l’utilisation de scènes d’archives, il m’apparaissait essentiel qu’on se rappelle tout ce qui a brûlé autour et à qui appartient véritablement ce drame, le situer vraiment. »

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Kacey Rohl incarne Jean Seberg dans Chien blanc, un film d’Anaïs Barbeau-Lavalette.

Il convient de souligner par ailleurs le lien particulier qui relie la réalisatrice à son passé familial. Anaïs Barbeau-Lavalette a appris que Suzanne Meloche, sa grand-mère qu’elle n’a jamais connue et dont elle relate le parcours dans La femme qui fuit, le livre qu’elle lui a consacré, a vécu à New York à la fin des années 1960 et qu’elle militait pour la cause des Noirs.

« Dans La femme qui fuit, ma grand-mère se fait dire : ce n’est pas ta guerre, laisse-nous notre guerre. On retrouve aussi cette phrase dans Inch’Allah [son deuxième long métrage] alors que le personnage que joue Evelyne Brochu se fait dire la même chose en territoire palestinien. Quand je suis allée rencontrer Diego Gary à Barcelone pour lui demander les droits d’exploitation du livre de son père, il m’a parlé de sa mère et on s’est rendu compte en discutant que Jean Seberg et Suzanne Meloche se sont sans doute croisées. Il est fort probable qu’elles se soient battues côte à côte, tout en se demandant si elles étaient à leur place. Je trouve ça émouvant. »

Susciter une discussion

Anaïs Barbeau-Lavalette ne le cache pas : Chien blanc est de loin le film le plus difficile qu’elle ait jamais tourné. Non seulement à cause du dilemme moral qu’un tel sujet entraîne, mais aussi parce que la pandémie a apporté son lot de défis particuliers au moment du tournage.

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Denis Ménochet est la tête d’affiche de Chien blanc, un film d’Anaïs Barbeau-Lavalette.

« Le cinéma est mon amour, ma dévotion, et je suis très chanceuse de faire ce métier. La littérature est plus arrivée par accident. Faire un film, c’est aussi un peu violent. J’ai l’impression d’avoir été au combat et de ne pas en être ressortie complètement indemne. Mais je l’aime. J’ai hâte qu’il voyage, qu’il dérange. Et je suis prête à accueillir tout ce qu’il peut susciter comme discussion. »

Chien blanc ouvre le festival Cinemania de Montréal le 2 novembre. Il prendra l’affiche partout au Québec le 9 novembre.

Consultez la page du film sur le site de Cinemania