Le travail colossal accompli pour créer l’univers de Dune pourrait bien valoir à Patrice Vermette une troisième citation aux Oscars. Rencontre avec un directeur artistique qui aura encore plus de matière pour s’amuser dans la deuxième partie du diptyque de Denis Villeneuve, dont le tournage devrait commencer l’automne prochain.

Patrice Vermette se trouvait à Melbourne quand nous l’avons joint pour cette conversation en visioconférence il y a quelques semaines. Nous étions alors loin de nous douter du drame survenu dimanche, dont l’onde de choc a secoué tout le milieu du cinéma, et plus encore la vie personnelle du réputé directeur artistique. Jean-Marc Vallée était le « grand chum » de Patrice Vermette. Ils ont grandi ensemble dans ce métier, depuis l’époque où ils formaient un tandem inséparable dans le monde de la publicité.

« Jean-Marc est tellement important dans ma vie. Sans lui, je ne serais certainement pas où je suis aujourd’hui », confiait-il lundi, encore sous le choc de la disparition subite de son ami. « Jean-Marc m’a entraîné dans le monde du cinéma quasiment envers et contre moi. C’est lui qui a insisté. Il était passionné, convaincant, rassembleur et extrêmement fidèle. »

La place que Patrice Vermette occupe aujourd’hui est celle d’un as artisan très apprécié sur la planète cinéma. En Australie, il a mis son expertise au service du cinéaste Garth Davis (Lion) pour Foe, thriller mettant en vedette Saoirse Ronan, dont le tournage aura lieu au cours des prochaines semaines. Le directeur artistique québécois ne pouvait cependant pas rester sur place et devra suivre de loin le bon déroulement des choses.

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Patrice Vermette est aujourd’hui un artisan très apprécié sur la planète cinéma.

« Quand on m’a proposé ce projet, il a été clairement établi que la deuxième partie de Dune deviendrait ma priorité dès que Denis [Villeneuve] allait m’en donner des nouvelles », explique Patrice Vermette.

Puisque le feu vert a été donné [pour Dune], la préparation de Foe devra se poursuivre sans moi. Ça ne m’est jamais arrivé d’être obligé d’abandonner un projet comme ça, mis à part une autre fois, à cause de la pandémie.

Patrice Vermette

Cette « autre fois » était pour Bardo, un long métrage mexicain pour lequel Alejandro González Iñárritu, avec qui l’artisan québécois se faisait une joie de collaborer, a finalement dû embaucher des artisans locaux pour pouvoir commencer le tournage en respectant les règles sanitaires établies. Le célèbre cinéaste n’avait d’ailleurs rien tourné dans son pays d’origine depuis Babel.

« Mais nous sommes restés en contact. Je crois qu’avec Alejandro, ça n’est que partie remise », souligne Patrice Vermette.

Une bande attirante

Comment celui qui entretenait d’abord le rêve de réaliser des enregistrements musicaux pour créer des ambiances sonores destinées à des films en est-il venu à être l’un des directeurs artistiques les plus appréciés du cinéma international ? Tout a commencé à l’Université Concordia où, alors jeune homme, Patrice Vermette s’est inscrit dans le programme Communications en prévoyant une spécialisation dans le domaine du son.

« Des amis étudiant en cinéma m’ont souvent engagé comme assistant de production, rappelle-t-il. Je me suis alors rendu compte que les gens aux décors formaient toujours une espèce de drôle de bande. Ils m’attiraient parce que leur nature était plus artistique que les autres. De fil en aiguille, j’ai commencé à concevoir des décors de publicités et de clips. J’ai aussi eu l’occasion de remplacer à la dernière minute quelqu’un qui ne pouvait plus s’occuper de la direction artistique d’un projet. »

La première rencontre déterminante fut celle de Jean-Marc Vallée. Ce dernier a en effet demandé à Patrice Vermette de collaborer avec lui pour Les mots magiques, son deuxième court métrage.

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Marc-André Grondin dans C.R.A.Z.Y., de Jean-Marc Vallée

« Ça a vraiment cliqué entre Jean-Marc et moi parce que nous avions beaucoup d’affinités musicales. Nous sommes alors devenus des partenaires quasi indissociables dans le monde de la publicité. Un jour, il m’a parlé d’un projet de long métrage, mais je n’étais pas certain de vouloir franchir ce pas. J’étais très heureux en pub, d’autant que l’expérience que j’ai eue sur un genre de ‟movie of the week” ne m’avait pas vraiment convaincu. Mais Jean-Marc a insisté pour me faire lire un scénario. C’était C.R.A.Z.Y. Je ne pouvais pas dire non à ça. »

Donner le rythme

Patrice Vermette voit un peu son rôle dans la production d’un film comme celui d’un joueur de guitare basse dans un band de musique.

On donne le rythme et on soutient l’histoire en créant des ambiances visuelles, en portant attention aux détails dans les accessoires, dans les meubles, dans les motifs, dans le graphisme, à tout ce qui va indiquer le non-dit au spectateur, peu importe s’il le perçoit ou pas. J’aime ce côté un peu subliminal dans mon travail.

Patrice Vermette

En 2010, The Young Victoria, premier long métrage de cinéma anglophone de Jean-Marc Vallée, lui vaut d’être cité une première fois aux Oscars dans la catégorie de la meilleure direction artistique. Cette reconnaissance l’a pris complètement par surprise.

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Patrice Vermette et Jean-Marc Vallée étaient aussi de « grands chums ».

« J’étais un peu sous l’écran radar, analyse-t-il. Je suis rentré au Québec pour travailler avec Ricardo Trogi (1981 et 1987) et Kim Nguyen (La cité), j’ai fait Café de Flore avec Jean-Marc. Je devais m’occuper de la direction artistique de Dallas Buyers Club, mais le tournage ayant souvent été reporté, je me suis tourné vers l’offre que m’a faite Denis Villeneuve. Nous avions depuis longtemps le goût de créer quelque chose ensemble et l’occasion s’est présentée grâce à Enemy. »

Depuis cette rencontre, au cours de laquelle une complicité évidente s’est établie, Patrice Vermette a signé la direction artistique de tous les films américains de Denis Villeneuve, sauf celle de Blade Runner 2049.

« À l’époque, je n’avais encore jamais travaillé sur une superproduction comme celle-là. Denis avait commencé sa préparation avec moi, mais le studio en a décidé autrement. J’ai parfaitement compris et je ne voulais surtout pas que Denis se sente mal à l’aise. Dennis Gassner a d’ailleurs fait une création incroyable. J’ai collaboré avec d’autres cinéastes, dont Adam McKay pour Vice. »

« Nous sommes aussi tous des amoureux du cinéma. Vers la fin des années 2000, Jean-Marc avait d’ailleurs créé une espèce de ciné-club – ça s’appelait le Directors Club – avec une bande de cinéastes – Denis était là bien sûr – mais Yves Bélanger [directeur photo] et moi avions été exceptionnellement invités à en faire partie aussi. On prenait un bon repas, on regardait un film tous ensemble pour ensuite en discuter. »

Une responsabilité

Cité une deuxième fois aux Oscars en 2017 grâce à Arrival, le complice de Denis Villeneuve a finalement été chargé de la direction artistique de Dune, une production gigantesque. D’une discussion qu’il engage d’abord seul avec le cinéaste découle ensuite tout un processus au bout duquel il se retrouve à superviser le travail d’environ 500 personnes.

Je savais à quel point le roman de Frank Herbert a été important dans la vie de Denis. Quand un ami t’invite à concrétiser son rêve, cela amène un poids, une responsabilité. Je suis retourné au bouquin avant de lire le scénario pour en capter tous les détails, toutes les nuances.

Patrice Vermette

« Ça peut ressembler à une grosse montagne au départ, mais quand on trouve un angle d’attaque, tout va bien. Le mien a été de prendre une planète à la fois, d’analyser les particularités de chacune. Et puis, il a fallu suivre ce qui se passait simultanément dans plusieurs pays. Nous avions une grosse équipe à Budapest, une autre en Jordanie, et une autre en banlieue de Londres, où les vaisseaux spatiaux ont été construits. »

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Josh Brolin et Timothée Chalamet dans Dune – Part One

Non seulement fallait-il construire ces engins, mais il a fallu ensuite les transporter sur les plateaux de tournage.

« Tu sais, l’Antonov, le plus gros avion du monde qui a servi à transporter de l’équipement au début de la pandémie ? Ben j’en avais loué un pour transporter mes ornithoptères. C’est fou, hein ? », révèle Patrice Vermette le plus naturellement du monde.

Autrement dit, le garçonnet qui s’amusait à l’âge de 7 ans dans le sous-sol pas fini de la maison familiale en créant des mondes plus ou moins liés à l’univers de Star Wars, un film qui l’a profondément marqué dans son enfance, fait exactement la même chose 40 ans plus tard. Avec de plus gros jouets.

« Mon monde prenait beaucoup d’expansion dans le sous-sol. Quand mes parents recevaient des amis à souper, ils les invitaient à descendre en bas parce qu’ils voulaient leur montrer la démence de leur fils ! », se rappelle-t-il en riant.

5 films marquants pour Patrice Vermette

De C.R.A.Z.Y. à Dune en passant par The Young Victoria, le directeur artistique Patrice Vermette commente cinq films qui ont laissé une trace indélébile dans sa carrière.

C.R.A.Z.Y., 2005

« Il y a assurément un avant et un après C.R.A.Z.Y. Ce film nous a donné des ailes, Jean-Marc [Vallée], Marc-André [Grondin] et moi. Sans C.R.A.Z.Y., il n’y a pas de The Young Victoria. C’est le film grâce auquel il a pu développer son propre style, sa propre signature, et qu’il a fait un peu envers et contre tous. Pendant neuf ans, il s’est promené avec son scénario sous le bras en essayant de faire produire un film dont personne ne voulait. Il n’a jamais lâché. Cette détermination a toujours été là. Jean-Marc ne s’est jamais assis sur les lauriers et constitue un exemple pour tout le monde. Il nous a tous fait rêver en prouvant qu’on était capables de se dépasser et de faire de grandes choses, nous aussi. »

The Young Victoria, 2009

« Après C. R. A. Z. Y., on m’a offert plusieurs projets, mais j’ai préféré retourner dans le monde de la publicité pendant quelques années. Jusqu’à ce que Jean-Marc [Vallée] me demande de le suivre pour ce projet de long métrage anglophone. J’étais assez stressé. Je pensais me faire arracher la tête en arrivant en Angleterre parce que, étant Québécois francophone, je ne connaissais vraiment pas grand-chose à la monarchie. Pendant quatre mois, j’ai tout arrêté pour me consacrer uniquement à me renseigner sur l’histoire de la royauté. Je voulais au moins survivre auprès de l’équipe britannique pendant les premières semaines ! »

Enemy, 2013

« Denis Villeneuve et moi avions envie de travailler ensemble depuis longtemps et c’est Enemy, que nous avons tourné à Toronto, qui nous en a donné l’occasion. Il s’est immédiatement développé une super belle complicité entre nous. Denis m’a ensuite offert de le suivre aux États-Unis et c’est lui qui a parlé de moi aux producteurs de Prisoners. La nomination aux Oscars pour The Young Victoria m’a aidé à obtenir les permis requis. Ça a pesé lourd dans la balance parce qu’il peut être compliqué de faire venir de l’étranger un directeur artistique sur une production américaine. »

Arrival, 2016

Sept ans après une première citation aux Oscars grâce à The Young Victoria, Patrice Vermette a de nouveau été retenu parmi les finalistes dans la catégorie de la meilleure direction artistique. Cette deuxième citation a confirmé la réputation enviable du Québécois dans le milieu du cinéma américain. « Au Québec, ma position est celle d’un directeur artistique, en France, on dit chef décorateur. Aux États-Unis, le poste de production designer signifie un peu plus parce que les projets sont plus gros, et le droit de regard, plus élargi. Mais dans le fond, je fais le même travail que sur C.R.A.Z.Y. ou 1981 ! »

Dune, 2021

« Quand on s’attaque à un projet comme celui-là, il faut construire une logique qui oriente la conception. Avec Denis, j’échange beaucoup. On aime le même genre de musique, le même genre d’art contemporain, bref, on a des affinités. Si je lui propose quelque chose, les chances qu’il aime ça sont très bonnes. Entre nous deux, c’est naturel. Rien n’est forcé. L’échéancier pour la deuxième partie est assez serré, mais ça va bien. Nous ferons des repérages en janvier et en février, et la construction des décors va commencer au mois de mars. Il y a beaucoup de pain sur la planche, mais c’est vraiment excitant, d’autant que nous savons que la première partie a été très appréciée. On a maintenant juste hâte de retourner sur Arrakis pour en donner encore plus aux spectateurs ! »