Étrange objet que voilà. À mi-chemin entre la fiction et le film d’art, Sucré seize, long métrage inspiré d’une pièce de théâtre, se veut en prime et dans le sous-texte une « symphonie pour adolescentes ». Entretien avec la réalisatrice, Alexa-Jeanne Dubé, de ce film aussi esthétique qu’exigeant, qui dérange.

Assurément expérimental, Sucré seize, présenté en première mondiale au festival Raindance de Londres, qui a en outre remporté le prix du Jury Post-Moderne à la dernière édition de Cinémania, s’ouvre sur un lac. Plusieurs jeunes filles s’y baignent, s’aspergent, rient, bref s’amusent librement. Innocemment. Changement de ton, la scène qui suit, alors qu’elles fixent tout à coup et chacune leur tour, en gros plan, la caméra. Exit la joie, leurs yeux perçants oscillent ici entre tristesse, angoisse, et nostalgie. La table est mise pour la suite.

Suivront une série de tableaux, composés d’autant de monologues, récités tels des poèmes, parfois presque un slam, ou au contraire un secret, tantôt une jeune fille nichée sur une falaise, tantôt dans une carrière ou carrément couchée en forêt. Mention spéciale à la scène immergée dans le sable, littéralement, une quasi-performance entourée de fruits variés. Soulignons au passage l’installation de fruits, signée de l’artiste visuelle Olivia Sofia. Ça vous donne une idée du genre et du style du projet.

Le film est divisé entre quatre « mouvements » (l’obsession, la fuite, la violence et le monde) ; les jeunes filles, toujours maquillées de manière assez particulière (un visage bleu ici, une tache rouge sur le front là, etc.) aborderont chacune leur tour et en solo une succession de sujets, assez durs merci : anxiété, troubles alimentaires, inceste, engagement, révolte ou agressions sexuelles, on n’est pas exactement dans la légèreté ici. Le texte, doux-amer, ou plutôt « sucré-acide », comme dira l’une d’elles, fesse et bouleverse. « Pour de vrai, c’est pas la joie, dira une autre. Sweet 16, qu’ils disent ? » Ah oui, on y abordera aussi le premier amour, même le premier baiser.

Adaptation d’une pièce de théâtre

Pour la petite histoire, il faut savoir que Sucré seize est à l’origine une pièce de théâtre, de la dramaturge Suzie Bastien, disparue en 2021. C’est la directrice artistique du théâtre de l’Opsis qui a sollicité Alexa-Jeanne Dubé pour qu’elle en fasse une captation. « Mais pas sur scène, et pas dans le décor », précise la réalisatrice, d’abord comédienne (Sorcières, Vidanges, Faits divers, L’échappée, etc.) dont c’est ici le premier long métrage. « Et le résultat est cette captation », explique-t-elle.

PHOTO FRANÇOIS ROY, LA PRESSE

Alexa-Jeanne Dubé, réalisatrice

C’est un objet théâtral transposé au cinéma.

Alexa-Jeanne Dubé, réalisatrice

D’où la force du texte, d’une part, et surtout le ton un brin récité. Il faut aussi savoir que les huit jeunes filles sont évidemment celles de la distribution originale, toutes des finissantes de l’École nationale de théâtre l’an dernier.

« Elles sont plus vieilles, mais ce sont aussi des gamines, elles crient, elles jouent, et je voulais qu’on voie ce côté qu’on perd en vieillissant. Cette douceur, cette vitalité, cet émerveillement, je trouve ça beau, personnellement, poursuit la réalisatrice, rencontrée dernièrement. Je voulais qu’on sente qu’il faut faire attention à ces filles-là... »

PHOTO EMILIE MERCIER, FOURNIE PAR LA PRODUCTION

Scène de Sucré seize

La poésie avant la technique

Alexa-Jeanne Dubé a choisi de camper son film en nature, caméra à l’épaule, avec comme seul éclairage la lumière du jour, question de budget bien sûr, mais aussi de symbolique. « Ces filles-là sont à mi-chemin entre l’enfance et l’âge adulte, et dans la nature, on ressent le côté fluide, doux de l’enfance. Un côté qui s’oppose à l’âge adulte, à l’urbanité et la dureté qu’elles expérimentent. » Le texte étant assez explicite, « j’ai préféré exprimer les émotions avec des symboles et une poésie visuelle », ajoute-t-elle.

Si elle n’a pas fait de travail de scénarisation, Alexa-Jeanne Dubé a tout de même supprimé plusieurs passages, enlevé des textes chantés, et réorganisé l’ordre des monologues. En toile de fond : une histoire d’amour, une note d’espoir et de lumière, sur laquelle la réalisatrice a aussi choisi de conclure. Et ce n’est pas un hasard. « Je trouvais naturel de finir avec une histoire d’amour, quelque chose de plus universel qui rassemble. Malgré toutes les difficultés de l’adolescence, il y a quand même quelque chose de beau. Ce n’est pas vrai que c’est juste dur. Je suis une optimiste. J’en ai vécu, des choses dures, mais la vie peut être bonne aussi », dit-elle.

PHOTO EMILIE MERCIER, FOURNIE PAR LA PRODUCTION

Scène de Sucré seize

Certes, le propos est chargé, on n’y échappe pas. « Mais la prise de parole libère, ajoute-t-elle. Et grâce à cette parole-là, on se sent moins seuls. » Quant à elle, Alexa-Jeanne Dubé a même ressenti cette parole de l’autrice Suzie Bastien comme un « baume ». Et ça transparaît. « Pendant le tournage, j’avais l’impression qu’elle veillait sur nous. Il y avait quelque chose de lumineux... »

En salle le 8 mars