(Cannes) Xavier Dolan me reçoit dans sa chambre du chic hôtel Majestic, sur la Croisette, où sont logés la plupart des invités de marque du Festival de Cannes. Le cinéaste québécois préside le jury de la section Un certain regard, où il a été lui-même accueilli en sélection officielle grâce aux Amours imaginaires (2010) et à Laurence Anyways (2012).

Cette prestigieuse invitation du Festival est arrivée à point nommé, comme un baume sur « l’année la plus sombre » de son existence, explique l’acteur et réalisateur de 35 ans. Tous les jours ou presque, à Cannes, on le questionne sur cette fameuse entrevue qu’il a accordée à un média espagnol l’été dernier, dans laquelle il disait vouloir arrêter le cinéma. Une entrevue à son avis malveillante, qui a été mal traduite et mal interprétée.

« Je n’ai jamais dit jamais, précise-t-il. Je n’ai jamais dit que je ne ferais plus de cinéma de ma vie. J’ai dit que j’arrêtais de faire des films, parce que ça ne me rend plus heureux. »

Toujours échaudé des mois plus tard, il tient à mettre les points sur les i. « Je n’ai jamais dit que l’art est inutile et que le cinéma est une perte de temps. »

On a retenu que j’avais vomi sur l’industrie dans laquelle j’œuvre ainsi que sur mes collègues. Ces amalgames et raccourcis ont été tellement délétères dans ma carrière qu’ils m’ont fait vivre l’année la plus horrible de ma vie.

Xavier Dolan

Dolan dit avoir souffert non seulement d’un point de vue psychologique, mais professionnel de l’onde de choc provoquée par cette entrevue au journal El Mundo (qu’il se retient de nommer). « Je suis aussi acteur. Est-ce qu’on a envie d’engager un acteur qui dit aux autres réalisateurs que leur art est inutile et qu’ils perdent leur temps ? »

Trouver sa place

On dit de Xavier Dolan qu’il est né à Cannes avec J’ai tué ma mère, présenté à la Quinzaine des réalisateurs, il y a 15 ans. Il y est né une deuxième fois lorsque Mommy a remporté il y a 10 ans le Prix du jury (ex aequo avec Adieu au langage de Jean-Luc Godard) et qu’il a séduit un public cinéphile international.

« En fait, je suis né à Sainte-Justine ! précise-t-il en riant. Mais c’est vrai qu’on a plusieurs naissances et qu’il y a des renaissances. Ce Festival-ci est pour moi un évènement où je renais, où je me refais, où je rétablis un contact avec des gens et un monde que j’avais perdus de vue. »

De consommer un cinéma aussi dense, trié sur le volet, dans un festival dont on dit qu’il est le meilleur au monde, c’est une espèce de vague ou de rush d’art. Ça m’avait fait le même effet lorsque j’étais dans le jury de la compétition officielle en 2015.

Xavier Dolan

PHOTO ANDREEA ALEXANDRU, ASSOCIATED PRESS

Les membres du jury Un certain regard : Maimouna Doucoure, Vicky Krieps, Xavier Dolan (qui en est le président) et Asmae El Moudir

Y a-t-il une part de lui qui s’est réconciliée ces dix derniers jours avec le cinéma ? Il n’a pas besoin de ce genre de réconciliation, me répond-il du tac au tac. « C’est sûr que je perçois certaines énergies, et énormément d’espoir et de vitalité [dans les films]. Des choses qui, c’est vrai, ont peut-être un peu pâli chez moi dans les dernières années, parce que je trouve ça difficile de trouver ma place dans cette industrie, n’étant pas un “gros” qui peut faire des films à plusieurs dizaines de millions, mais étant aussi incapable d’être un “petit” qui peut faire des films à quatre millions. »

S’il laisse entendre qu’un jour, on pourrait le revoir accompagner un nouveau film à Cannes, il ne se berce pas d’illusions quant aux compromis, financiers surtout, qu’il devra faire pour y parvenir.

« Des films comme Mommy ou Juste la fin du monde, les faire aujourd’hui, je sais que ce serait ardu. Tout coûte infiniment plus cher, et je n’aurai jamais besoin de moins de temps. J’ai envie de faire ce métier pour évoluer, pas pour revenir en arrière et faire plus petit. On n’arrête pas de me dire que je devrais réaliser un petit film qui ne coûte pas trop cher et qui se retrouverait en compétition à Cannes pour être de nouveau dans le coup. Pourquoi je ferais ça ? Je n’ai pas envie d’être dans le coup ou hors du coup. »

En somme, Xavier Dolan estime ne plus avoir les moyens de ses ambitions au cinéma. « C’est tellement taxant en termes de temps et d’énergie. Honnêtement, ce n’est pas que je n’ai plus de désir envers le cinéma ou que je n’ai plus d’inspiration ; c’est que je n’ai plus les moyens, personnellement, de faire des films, parce que je n’ai pas les moyens de réinvestir mes cachets et de ne pas gagner ma vie. »

PHOTO ARCHIVES LA PRESSE

Anne Dorval dans Mommy, présenté au Festival de Cannes en 2014

J’ai une maison à payer. J’ai 35 ans, j’ai vécu sur une cenne longtemps et le seul argent que j’ai fait dans ma vie, c’est à travers des contrats de mode, en étant ambassadeur pour Louis Vuitton. Sans ces contrats-là, je n’aurais pas eu l’indépendance financière pour faire des films.

Xavier Dolan

Aujourd’hui, dit le réalisateur, dans un monde en mutation, entre les plateformes numériques, l’inflation, l’ère post-covidienne et le cinéma en salle qui se meurt, il voit davantage son avenir dans les séries télé, qui ont des budgets importants.

« Est-ce que l’avenir du cinéma, c’est la mort de la salle et la prédominance des plateformes ? Ou est-ce que ce n’est pas l’éclatement du format et le fait que je puisse faire une série de films qui soit diffusée sur une plateforme ? demande-t-il, en évoquant Small Axe de Steve McQueen. Je pense que c’est là que je peux me réinventer et surtout trouver un certain réconfort, parce que je vais savoir que les gens peuvent y avoir accès. »

Un goût amer

Dolan regrette que son excellente série La nuit où Laurier Gaudreault s’est réveillé n’ait pas eu un plus grand rayonnement et que son public soit resté plus confidentiel que si elle avait été présentée à heure de grande écoute à Radio-Canada.

Aussi, il a un nouveau projet de série en chantier, ambitieux et en plusieurs langues, dont il ne peut parler pour l’instant.

Et le cinéma ? « J’en ai, des idées que j’aimerais explorer, admet-il. La question maintenant, c’est : est-ce que j’en ai les moyens et est-ce que ça vaut la peine d’y consacrer deux ou trois ans de ma vie ? Pour que sur un coup de tête, à Cannes, un critique américain qui a toujours haï ce que je fais décide que c’est un tas de merde ? Que ça ne sorte jamais aux États-Unis et que les ventes à l’international chutent dramatiquement ? Que le film n’ait jamais de carrière et que je me dise : j’ai fait tout ça et personne ne l’a vu ? »

PHOTO LOÏC VENANCE, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Xavier Dolan peu avant la cérémonie d’ouverture du festival, le 14 mai dernier

Le Festival de Cannes a été le lieu de quelques-unes de ses naissances, mais aussi de blessures durables. Même si, à seulement 30 ans, il avait déjà été sélectionné six fois et reçu deux prix à Cannes – correspondant aux médailles d’argent et de bronze de la compétition –, Xavier Dolan a conservé un goût amer de la présentation de Juste la fin du monde sur la Croisette, où il a été mal reçu en 2016 par une partie de la presse américaine.

Le film mettant en vedette Gaspard Ulliel, Léa Seydoux, Vincent Cassel, Marion Cotillard et Nathalie Baye a pourtant obtenu le Grand Prix du jury, fait plus d’un million d’entrées en France et remporté trois Césars, dont celui du meilleur réalisateur…

À Cannes, où il est réclamé par la foule sur le tapis rouge, Dolan n’a plus à faire ses preuves. Il n’a pas le même statut aux États-Unis. « Je n’ai jamais mangé dans la main des Américains, dit-il. Et ce n’est pas faute de propositions. C’est passé proche. Il y a eu des projets qui sont tombés à l’eau. Mais chaque fois, il y avait cette idée de faire chez eux, pour encore moins cher, ce que je fais au Québec. J’avais imaginé le contraire. C’est arrivé en quelque sorte dans ma vie, mais pas pour le bon projet, pas au bon moment et pas de la bonne façon. »

Le photographe Shayne Laverdière a pris 28 000 photos liées au tournage et à la sortie du « film américain » de Dolan, The Death and Life of John F. Donovan (2018). Il en a croqué des milliers d’autres pendant le tournage de Mommy et sa présentation à Cannes, en 2014. Pendant la pandémie, le cinéaste a eu l’idée de les rassembler dans un livre, qui sera publié en octobre. Il m’a montré le prototype de ce somptueux objet de 480 pages, intitulé Une amitié sur film, en prévente depuis mercredi.

« Je pense que c’est un livre qui permettra aux gens de revivre le film et de découvrir la vie derrière et après le film, notamment à Cannes. Il y a des photos de l’écriture du discours en larmes, du coup de téléphone qu’on reçoit et qui nous indique qu’on doit se présenter à la cérémonie de clôture parce qu’on aura un prix, sans savoir lequel. On est dans le suspense, dans la tension, dans la passion, dans l’amitié aussi beaucoup. »

Dans les souvenirs heureux et inoubliables du Festival de Cannes, lieu de naissances et de renaissances.

Les frais d’hébergement pour ce reportage ont été payés par le Festival de Cannes, qui n’a eu aucun droit de regard sur celui-ci.