Dans Les tortues, son quatrième long métrage, le cinéaste belge David Lambert met en scène Olivier Gourmet, acteur fétiche des frères Dardenne, et l’humoriste Dave Johns, bouleversant dans I, Daniel Blake, de Ken Loach. Les deux comédiens y incarnent un couple sur le point d’éclater après 35 ans de vie commune.

Adolescent, David Lambert était à l’affût des trop rares films mettant en scène des personnages gais. Natif des Ardennes belges, il se souvient d’avoir fait deux heures de train pour aller voir My Own Private Idaho (1991), de Gus Van Sant, à Bruxelles. À cette époque, un film comme Les tortues, présentant un couple gai, marié de surcroît, dans la soixantaine, aurait été impensable.

« C’est un drôle de sentiment à la fois pour moi et pour mes personnages, parce qu’en 35 ans de vie commune, ils traversent une historiographie gaie, toute une série de luttes pour leurs droits et leur représentation. C’est vrai qu’il y a beaucoup plus de films avec des personnages gais, mais avec pas mal de clichés : des jeunes torses nus, des histoires de coming out », confie le réalisateur joint chez lui par visioconférence.

PHOTO FOURNIE PAR DAVID LAMBERT

Le cinéaste David Lambert

Je suis très, très fier d’avoir mis à l’écran ce couple de séniors, avec leur corps, leur passé et avec leur vie, parce que ça manque cruellement.

David Lambert, réalisateur des Tortues

Par ailleurs, David Lambert fait remarquer que sur l’affiche française des Tortues, les personnages se font face, alors que sur l’affiche originale, ils s’embrassent. Selon lui, même si le couple avait été hétérosexuel, il aurait subi le même sort. Comme si les comédies sentimentales ne pouvaient concerner que la jeunesse : « C’est pas parce qu’on a plus de 60 ans qu’on est d’une sagesse infinie et qu’on a tout compris sur l’amour. »

  • L’affiche originale du film Les tortues

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    L’affiche originale du film Les tortues

  • La version française de l’affiche des Tortues

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    La version française de l’affiche des Tortues

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Depuis 35 ans, Henri (Olivier Gourmet) et Thom (Dave Johns) vivent dans la maison que leur a léguée un ami, sans doute mort du sida, à qui ils ont promis de veiller sur ses tortues, Topsy et Turvy – d’après l’expression topsy-turvy signifiant sens dessus dessous. À l’instar de bien des couples, gais ou pas, celui-ci traverse une zone de turbulence. Ainsi, au premier jour de sa retraite, Henri s’inscrit sur un site de rencontres. Affolé, Thom demande le divorce dans l’espoir de raviver la flamme.

« J’ai toujours voulu parler d’amour, de sentiments amoureux et du fait d’être deux avec des personnages gais, queers ou homos. Avant tout, je me suis autorisé à parler d’amour. Le film parle surtout d’être un vieux couple à travers le temps, de ce que ça nous raconte que de vouloir sceller cette durabilité par une institution qu’on appelle le mariage. »

La retraite provoque chez Henri une crise d’identité existentielle qui devient très vite une crise de couple, parce que les désirs sont complètement opposés. Ils ne se retrouvent plus, c’est pour ça qu’ils sont si cruels l’un envers l’autre.

David Lambert, réalisateur des Tortues

Outre leurs désirs, il y a les univers dont ils proviennent qui sont complètement aux antipodes. Henri est un policier à la retraite, et Thom, un ex-drag queen devenu brocanteur.

« Dans une version du scénario, j’avais mis des flashbacks. Il y a 35 ans, Henri était obligé de chasser les homosexuels dans les bars gais interdits. C’est comme ça qu’il a rencontré Thom qu’il avait dû arrêter. Ce qui est intéressant, c’est que 35 ans plus tard, Henri a pris un virage à 180 degrés en s’occupant des plaintes contre l’homophobie. Grâce aux tortues et aux objets dans la maison, je me suis dit que l’histoire au présent est tellement forte qu’on n’avait pas besoin de retourner dans le passé. En plus, c’était trop compliqué de trouver des jeunes acteurs. »

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Olivier Gourmet dans Les tortues

Ce choix lui a permis de laisser plus de temps d’écran à Gourmet et à Johns : « J’avais un vrai plaisir de travailler avec deux monstres sacrés du cinéma qui ont un bagage de cinéma à l’intérieur de leur corps. J’aimais aussi ce côté méta ; j’avais bien conscience que Ken Loach rencontrait les frères Dardenne, qui ont produit I, Daniel Blake. Je ne l’ai pas fait pour ça, mais je connaissais mon effet. En plus, Dave vient du stand-up, c’est une sorte de libellule dansante, et Olivier, une sorte d’ours ancré. C’est le genre de couple que j’adore voir à l’écran ; mon couple est comme ça aussi. »

Entre la Belgique et le Québec

Comme dans ses films précédents, Hors les murs (2012), Je suis à toi (2014) et Troisièmes noces (2018), David Lambert, lui-même en couple avec un anglophone, traite en filigrane d’immigration et de barrière linguistique dans Les tortues.

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Dave Johns et Brigitte Poupart dans Les tortues, de David Lambert

« C’est quelque chose qui me tenait à cœur. En termes corporels et de regards, ça nourrissait le jeu d’acteur. Ça reflète la société belge ; à Bruxelles, il y a beaucoup de mouvements migratoires. J’aime bien faire le portrait de personnes étrangères à un monde avec lequel elles doivent dealer ; ça aide à travailler la dualité du personnage. »

J’ai recueilli pas mal de témoignages de couples d’expats et de locaux de cette génération-là. C’est assez classique chez les gais d’être foutus à la porte par leur famille et d’avoir besoin de quitter leur pays pour rencontrer une communauté gaie.

David Lambert, réalisateur des Tortues

Depuis son premier court métrage Vivre encore un peu… (2009), pour lequel Jacques Matte, président du Festival du cinéma international en Abitibi-Témiscamingue, « s’est battu comme un lion » pour l’inviter à venir le présenter à Rouyn-Noranda, David Lambert a adopté le Québec. Et inversement, puisque tous ses films sont coproduits entre la Belgique et le Québécois Daniel Morin (Les amours imaginaires, de Xavier Dolan). C’est donc sans surprise qu’on retrouve, après Mélissa Désormeaux-Poulin et Monia Chokri, une actrice de chez nous dans Les tortues.

« Le personnage incarné par Brigitte Poupart est très important dans le récit. C’est la girl next door bienveillante qui regarde l’action et donne des conseils, quasiment comme un chœur antique. Ce que j’aime bien dans Les tortues, c’est que tous les personnages ont des destins cabossés. On sent que Jenny a été brisée et s’est retrouvée à Bruxelles en tant qu’expat. Je crois très fort en l’amitié ; dans la scène du petit gâteau d’anniversaire, dont je suis très fier, Thom se rend compte grâce à Jenny qu’il y a d’autres relations possibles que les relations amoureuses. »

En salle le 24 mai