(Cannes) George Lucas, qui recevra samedi une Palme d’or d’honneur lors du gala de clôture du 77e Festival de Cannes, termine rarement ses phrases. Ses anecdotes s’étiolent en d’interminables circonlocutions. Un cauchemar pour un intervieweur. Invité de marque d’une classe de maître très courue vendredi au Théâtre Debussy, il a répondu à une question sur Star Wars de l’animateur Didier Allouch en parlant de son film précédent, American Graffiti.

« Quel film vous a donné envie de faire du cinéma ? », lui a aussi demandé le journaliste français. Je me demandais s’il allait évoquer le cinéma-vérité des Québécois Claude Jutra et Jean-Claude Labrecque, qu’il a vu pendant ses études de cinéma à l’Université de la Californie du Sud, ou encore les documentaires produits par l’ONF de Norman McLaren et Arthur Lipsett, sources d’inspiration de son premier long métrage, THX 1138. Il a répondu pendant une dizaine de minutes, sans nommer le moindre titre…

Au cœur des longues anecdotes de George Lucas, il y a en revanche des perles. Le cinéaste de 80 ans a désigné dans la salle son ami et célèbre monteur Walter Murch, puis a raconté comment ils étaient venus tous les deux à Cannes il y a 53 ans, afin de présenter THX 1138, qu’ils avaient coscénarisé, à la Quinzaine des réalisateurs.

À l’époque, Lucas habitait dans l’appartement de son ami Francis Ford Coppola à New York. La femme de Coppola, Eleanor, devait accoucher de leur fille Sofia, qui est née le 14 mai, jour de l’anniversaire de Lucas. Il n’avait soudainement plus d’endroit où dormir.

« Walter et moi, on a pris ce qu’il nous restait d’argent de poche, vraiment pas grand-chose, et on a payé nous-mêmes notre voyage à Cannes. Il pleuvait des cordes. C’était dans une petite salle de la Quinzaine. On n’avait pas de billets, alors on est entrés en catimini ».

Quand je suis revenu à Cannes quelques années plus tard, on m’a demandé pourquoi nous n’avions pas assisté à la conférence de presse de THX 1138. On ne savait pas qu’il y en avait une !

George Lucas

C’est au Festival de Cannes, pendant ce voyage éclair, qu’il a conclu une entente avec United Artists pour développer ses deux prochains films, American Graffiti… et Star Wars. Quelques années plus tôt, en 1967, Lucas avait fondé avec Francis Ford Coppola, dont il avait été l’assistant, la maison de production indépendante Zoetrope, à San Francisco.

PHOTO VALERY HACHE, AGENCE FRANCE-PRESSE

George Lucas et l’animateur Didier Allouch lors de la classe de maître présentée vendredi à Cannes

« On voulait fonctionner en marge de Hollywood. Ça nous a donné la liberté de tout faire ce qu’on voulait… jusqu’à ce que THX 1138 ne fasse pas d’argent et qu’on nous demande de rembourser ce que l’on devait. Alors Francis m’a dit qu’il allait accepter une proposition de réaliser un film sur des Italo-Américains, ce qui devait nous remplumer ! »

Un visionnaire

George Lucas insiste sur le fait qu’il n’a pas décidé de faire du cinéma pour devenir riche. Mais il a eu du flair en affaires, en négociant par exemple les droits de licence sur les produits dérivés et les suites de Star Wars, qui l’ont rendu milliardaire.

« Les studios trouvaient que c’était un film stupide et n’avaient pas l’intention de produire de suite, même si j’avais beaucoup trop d’idées pour un seul scénario. Ils n’y croyaient pas du tout. Et puis les licences sur les produits dérivés n’existaient pas à l’époque. Fabriquer un jouet prenait plus de temps que de fabriquer un film ! »

On m’a dit que j’avais eu une idée de génie. Pas vraiment. Je voulais surtout des t-shirts et des affiches pour faire la promotion du film avant sa sortie dans les congrès de fans de Star Trek, au Comic-Con. Parce qu’on n’avait pas de budget de promo.

George Lucas

Produit grâce à un budget de 13 millions US, en Angleterre, Star Wars est devenu à sa sortie le film le plus rentable de l’histoire. Et il ne cesse à ce jour de faire des « petits ». Deux heures avant la classe de maître, quantité de jeunes geeks espéraient obtenir une place, vêtus de leurs t-shirts de Star Wars.

PHOTO YARA NARDI, REUTERS

George Lucas

George Lucas est un visionnaire. Une légende du cinéma, davantage pour ses innovations technologiques (les effets visuels, le son THX) et l’impact culturel de ses productions que pour la qualité de son travail derrière la caméra. Il a écrit et produit les films de la saga Indiana Jones, réalisés par son ami Steven Spielberg, mais il n’a réalisé que six films, dont quatre Star Wars : celui qui a été rebaptisé A New Hope (1977), ainsi que les malheureux antépisodes The Phantom Menace (1999), Attack of the Clones (2002) et Revenge of the Sith (2005).

« Ça fait toujours du bien d’être reconnu par ses pairs, a-t-il déclaré à propos de sa Palme d’or honorifique. J’ai beaucoup de fans, bien sûr, mais je ne fais pas le genre de films qui gagnent des prix ! »

Lucas a répondu indirectement aux irréductibles de la trilogie originale de Star Wars, qui font circuler sous le manteau des exemplaires de mauvaise qualité des films des années 1970 et 1980, qui n’ont pas été retouchés par Lucasfilms dans les années 2000. Ce qui semble l’irriter.

« C’est bien connu, je suis un perfectionniste. C’est pour ça que j’ai voulu retoucher certaines choses dans les trois premiers Star Wars lorsqu’on a développé chez ILM [Indistrial Light and Magic] une technologie qui permettait, par exemple, de créer un Jabba The Hut à la hauteur de mes attentes. J’ai terminé ce que je n’avais pas pu finir à l’époque, faute de moyens technologiques et financiers. »

Il compare ces retouches à Michel-Ange qui a repeint des pans entiers de la chapelle Sixtine parce qu’il n’était pas satisfait. « Je crois dur comme fer que le réalisateur et le scénariste devraient avoir le dernier mot sur leur film, comme bon leur semble », dit Lucas, qui précise être à la retraite depuis une décennie. Il a vendu son entreprise à Disney pour 4 milliards US en 2012.

Le cinéaste et producteur a aussi réagi aux critiques dirigées envers Star Wars, dont celle, célèbre, de l’astrophysicien Carl Sagan, qui reprochait au film à l’émission de Johnny Carson, en 1978, d’être « trop blanche ». « La plupart des personnages sont des extraterrestres ! L’idée, c’est qu’on devrait accepter les gens tels qu’ils sont, qu’ils soient grands et poilus ou verts. Ils sont tous égaux. Les seuls êtres qui ont été discriminés dans Star Wars sont les robots ! »

George Lucas s’éparpille peut-être dans ses anecdotes et ses phrases sans fin, mais il n’a pas perdu son sens de l’humour.

Les frais d’hébergement pour ce reportage ont été payés par le Festival de Cannes, qui n’a eu aucun droit de regard sur celui-ci.