Le cinéaste Bertrand Tavernier, qui s’est éteint jeudi à 79 ans à Saint-Maxime, dans le Var, était un ami
du Québec, où il est venu à de nombreuses reprises. La Presse en a parlé avec le producteur Roger Frappier, l’homme de cinéma Serge Losique et le directeur photo Michel La Veaux, qui conservent tous un excellent souvenir de lui.

« Lorsque je rencontrais Bertrand Tavernier, je lui disais toujours : “Bertrand, chaque fois que je mange avec vous, vous me coûtez cher.” Parce qu’au terme de chacun de nos lunchs, j’avais cinq films et trois livres à acheter. Sur la culture cinématographique, il était intarissable ! »

Ainsi parle le producteur québécois Roger Frappier, qui a travaillé avec Bertrand Tavernier sur le film Père et fils, de Michel Boujenah (Tavernier participait à la production), sorti en 2003, et très récemment sur un projet qui n’a pas abouti : Snowbirds, adaptation d’une nouvelle de l’écrivain américain Russell Banks.

Susan Sarandon et Jennifer Jason Leigh étaient pressenties pour jouer les rôles principaux de deux femmes qui, à la suite de la mort du mari de l’une d’elles (Sarandon), apprennent à réinventer leur vie en Floride.

« J’ai travaillé avec Bertrand sur ce projet en 2018 et 2019, raconte M. Frappier. Nous avons échangé des centaines de courriels. Nous nous sommes vus tant à Paris et à Cannes qu’à Los Angeles et à New York, où nous avons rencontré Mme Sarandon pour lui faire lire le scénario. C’était un très beau projet. »

Du début à la fin, le projet était dans les mains de la firme Amazon. Mais à la suite d’un changement à la tête du géant de la distribution, il a été abandonné.

Il reste à M. Frappier d’immenses et heureux souvenirs.

PHOTO DAVID BOILY, ARCHIVES LA PRESSE

Roger Frappier, producteur

Sa mémoire était phénoménale. Il pouvait vous parler d’un film vu dans les années 1950 et nommer plusieurs personnes dans l’équipe technique. Je me sens très privilégié d’avoir travaillé de si près avec lui sur Snowbirds. »

Roger Frappier, producteur

L’homme de cinéma et président du Festival des films du monde (FFM), Serge Losique, a rencontré M. Tavernier en 1974 alors qu’il présentait son film L’horloger de Saint-Paul au Conservatoire d’art cinématographique de Montréal.

« C’était un ami personnel, dit-il. Il est revenu en 1976 avec Le juge et l’assassin. Nous avons collaboré avant même la création du FFM. Un jour, je l’ai amené, avec Luc Besson, visiter la campagne québécoise. Nous aimions aussi nous retrouver à Cannes comme à Paris pour manger avec Pierre Rissient. Nous formions un genre de troïka. »

Le directeur photo et réalisateur Michel La Veaux l’a rencontré à plusieurs reprises, en Europe comme au Québec. « La première fois, j’étais directeur photo du film À l’ombre d’Hollywood, de Sylvie Groulx », dit-il. Ce film documentait la résistance qu’opposaient certains réalisateurs au cinéma américain, de plus en plus dominant.

Lorsqu’il a tourné son documentaire Hôtel La Lousiane sur cet établissement du 6e arrondissement de Paris, M. La Veaux avait interviewé M. Tavernier, qui avait reproduit en studio un étage complet de l’hôtel pour son film Autour de minuit (Round Midnight).

PHOTO TIRÉE DU SITE IMDB

Michel Duchaussoy et Philippe Noiret dans La vie et rien d’autre, de Bertrand Tavernier

« Tavernier et moi nous sommes toujours bien entendus. On a toujours aimé la belle vie, les bons vins, la bonne chère », rigole M. La Veaux, qui, encore récemment, a rencontré M. Tavernier pour un projet de documentaire sur Pierre-Henri Deleau, ancien responsable de la sélection des films à la Quinzaine des réalisateurs.

Dans tous les genres

Bertrand Tavernier était à l’aise dans tous les genres : les fresques historiques, comme La fille de d’Artagnan ou Que la fête commence, les drames de guerre, comme La vie et rien d’autre ou Capitaine Conan, ou les films intimistes, comme Daddy nostalgie, avec Dirk Bogarde et Jane Birkin. Son film Autour de minuit rend hommage au monde du jazz.

Son tout premier long métrage, en 1974, L’horloger de Saint-Paul, film policier adapté d’un roman de Simenon, avec Philippe Noiret, déjà, lui avait valu l’Ours d’argent à Berlin et le prix Louis-Delluc en France.

Ont suivi coup sur coup Que la fête commence, avec Noiret, Jean Rochefort et Jean-Pierre Marielle à la cour de France au XVIIIe siècle, sous la Régence, puis Le juge et l’assassin, dans lequel il donnait à l’acteur comique Michel Galabru un rôle dramatique à la hauteur de son talent.

Parmi ses autres films, notons le redoutable Coup de torchon (1981), avec là encore Noiret et Marielle, mais aussi Isabelle Huppert et Stéphane Audran, puis Un dimanche à la campagne (1984).

Pour ce dernier film, il a obtenu le prix de la meilleure mise en scène au Festival de Cannes et trois Césars : meilleure photographie (Bruno de Kayser), meilleure actrice (Sabine Azéma) et meilleur scénario d’adaptation (Bertrand et Colo Tavernier).

D’autres titres sont à noter, tels La passion Béatrice, L.627 et Quai d’Orsay.

En 2015, la Mostra de Venise lui remettait un Lion d’or pour l’ensemble de sa carrière. Et en 2016 et 2017, il a réalisé une série sur la vaste histoire du cinéma français (Voyage dans le cinéma français). Ce seront ses dernières œuvres comme réalisateur.

Comment qualifier son cinéma ? « Il n’a jamais fait de compromis vers le cinéma commercial, dit Serge Losique. Il tenait toujours à exprimer l’art cinématographique. »

L’Amérique, le Québec

Né le 25 avril 1941 à Lyon, Tavernier avait commencé sa carrière en 1961 comme assistant du cinéaste Jean-Pierre Melville.

Parallèlement à son travail de scénariste et de réalisateur, il a beaucoup écrit, notamment sur le cinéma américain, qu’il défendait.

Il a été, d’une certaine façon, le premier défenseur du cinéma américain en France, alors que les critiques de cinéma de l’époque ne trouvaient pas ce cinéma à la hauteur.

Roger Frappier, producteur

Son amour du cinéma et de l’art américains se manifeste aussi avec la rédaction d’un immense ouvrage, 30 ans de cinéma américain, avec Jean-Pierre Coursodon. Un projet de réédition avait d’ailleurs été annoncé pour 2021.

On ne compte plus le nombre de fois qu’il est venu au Québec, au FFM, à Cinemania, etc. Ainsi, en 1989, il passait en coup de vent à Montréal pour présenter La vie et rien d’autre, alors que Toronto réclamait la première.

En 2010, le FFM présentait Dans la brume électrique ainsi que La princesse de Montpensier en clôture. L’année suivante, il était de retour au FFM pour présenter une série de coups de cœur. « Il nous a aussi présenté une grande classe de maître », se souvient Serge Losique.

C’est l’Institut Lumière de Lyon, dont il était président, qui a annoncé la mort de Bertrand Tavernier. Outre la grande famille du cinéma, il laisse dans le deuil sa femme Sarah (on sait peu de choses de son remariage), ainsi que ses enfants, Nils et Tiffany, qu’il a eus avec la scénariste Colo O’Hagan, morte en juin 2020.

— Avec La Presse Canadienne