Philippe Falardeau était en panne d’inspiration. Il cherchait en vain une idée pour un prochain film lorsque, arrivé trop tôt pour une représentation au centre-ville de Montréal, il est allé bouquiner dans une librairie. C’est un peu par hasard qu’il est tombé sur My Salinger Year, le récit autobiographique de Joanna Rakoff, publié en 2014.

« Je n’avais pas d’idée précise en tête, dit-il, mais j’étais à l’affût de livres sur des femmes, écrits par des femmes. J’ai acheté trois livres ce jour-là, je m’en souviens très bien : un livre sur Lee Miller, une photographe de guerre, un livre sur Cléopâtre – je te rassure, je ne ferai pas de film sur Cléopâtre ! – et le livre de Joanna Rakoff. Le ton de la quatrième de couverture m’intriguait. Et même si je connaissais Salinger, je n’avais jamais rien lu de lui. »

My Salinger Year, le livre comme le film de Philippe Falardeau, diffusé en salle et en vidéo sur demande le 5 mars, raconte comment Joanna Rakoff a été chargée, au milieu des années 90, de s’occuper du courrier des lecteurs destiné au mythique auteur de L’attrape-cœurs, alors qu’elle travaillait comme assistante de l’agente littéraire de J. D. Salinger.

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Margaret Qualley incarne la jeune Joanna, aspirante écrivaine qui décide de son propre chef de ne plus envoyer de messages génériques, mais des lettres personnalisées aux lecteurs de Salinger.

Margaret Qualley, vue récemment dans Once Upon A Time… in Hollywood, de Quentin Tarantino, incarne la jeune Joanna, aspirante écrivaine qui décide de son propre chef de ne plus envoyer de messages génériques, mais des lettres personnalisées aux lecteurs de Salinger. Sigourney Weaver interprète Margaret, l’agente redoutable qui protège jalousement son client le plus reclus de ses admirateurs.

« Je pouvais comprendre pourquoi Joanna trouvait inacceptable d’envoyer des réponses formatées aux fans de Salinger », explique Philippe Falardeau.

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Philippe Falardeau, réalisteur de My Salinger Year

Ils essaient de communiquer quelque chose à un auteur qui les a touchés. Salinger est un cas et ses fans aussi. Mais il y a là un témoignage important sur l’art. Comment les livres, les films, la musique peuvent nous toucher. Et comment c’est déterminant dans la vie des gens.

Philippe Falardeau

Le cinéaste de Monsieur Lazhar et de C’est pas moi, je le jure ! dit avoir été interpellé par l’acuité de ce récit d’apprentissage. Les rêves de jeunesse, les chemins professionnels que l’on emprunte et qui nous font dévier de notre trajectoire, le doute qui nous habite. « En rétrospective, ce sont de belles années, mais quand on les vit, elles sont aussi angoissantes, dit-il. La perspective féminine de Joanna m’intéressait, tout comme le courrier des lecteurs qui devient source d’inspiration. J’ai écrit à des cinéastes et des auteurs, avant de devenir cinéaste. Et certains m’ont répondu. J’ai écrit à Bernard Tavernier et j’ai pu le rencontrer quand il est venu à Montréal. »

Encouragé par Joanna Rakoff, sa première lectrice, qui l’aiguillait sur la crédibilité de certains dialogues, Philippe Falardeau a lui-même scénarisé ce film charmant et sans prétention, principalement tourné à Montréal (qui se fait passer pour New York) et produit par ses complices chez Microscope, les Québécois Luc Déry et Kim McCraw.

Lorsqu’il a fallu remplacer une actrice britannique bien connue, peu avant la date prévue du début du tournage, Falardeau a pensé à Sigourney Weaver. Par l’entremise de son agent – le même que Liev Schreiber, la vedette de son précédent film, Chuck –, il lui a fait parvenir son scénario, qui a tout de suite intéressé la comédienne. « J’étais à un lunch avec Antoine Pilon et Jacques Godbout lorsque j’ai reçu l’appel. Comme les choses avaient été compliquées jusque-là, je n’ai rien osé leur dire. Je n’en ai parlé à personne sauf à mes producteurs et deux jours plus tard, j’étais dans un avion pour New York. »

Le jour même de sa première rencontre avec Sigourney Weaver, une fête surprise avait été prévue pour le 50e anniversaire de Falardeau, qui a dû être annulée au dernier moment. « Je suis allé la retrouver dans un café du Upper East Side. J’étais mal foutu, mal habillé, nerveux. Elle est arrivée, super élégante, très grande. J’étais starstruck. Elle m’a parlé en français et la gêne s’est très vite dissipée. On a parlé de tout et de rien, de nos vies, de sport, puis, à un moment donné, elle m’a demandé : “Mais est-ce que tu m’offres ce rôle ?’’Et j’ai répondu : “Ben oui !’’ »

S’il était intimidé, admet Philippe Falardeau, c’est qu’il a découvert le cinéma et Sigourney Weaver à la même époque, dans les années 80, alors qu’elle incarnait le célèbre personnage de Ripley dans la série des Alien (« Elle était vraiment badass ! »).

Complicité instantanée

Sur le plateau de tournage, leur complicité s’est rapidement développée. « Je n’avais pas d’appréhension particulière, dit-il. Ça dépend des acteurs, mais Sigourney préfère être dirigée. Elle est très généreuse. C’est vraiment une trooper. Elle a commencé à cabotiner et à faire des gags sur le plateau, après trois ou quatre jours, et comme je suis un peu cabotin, ça a vite cliqué. »

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Sigourney Weaver interprète Margaret, l’agente redoutable qui protège jalousement son client le plus reclus de ses admirateurs.

L’actrice, que j’ai interviewée l’automne dernier, ne tarit pas d’éloges à propos du sympathique cinéaste québécois. Récemment, elle lui a fait parvenir un scénario qu’elle a écrit, pour avoir son avis. « Elle m’a dit : “Je sais que tu es un intellectuel ; moi, je ne suis pas vraiment une intellectuelle !’’ » Ce que Falardeau a trouvé assez ironique, venant d’une femme de tête qui a étudié à Yale et à Stanford, deux des plus prestigieuses universités des États-Unis.

My Salinger Year, qualifié, depuis la publication du livre de Joanna Rakoff, de Devil Wears Prada du milieu littéraire – une étiquette que rejette Philippe Falardeau pour son film –, a été plus ou moins bien reçu par la critique, il y a un an, lorsqu’il a été choisi pour ouvrir le Festival de Berlin. Un honneur qui ne se refuse pas, mais qui a sans doute nui à la réception du film, en plaçant le niveau des attentes au plus haut.

On savait que c’était possiblement un guet-apens, même si ce l’est moins qu’à Cannes, explique le réalisateur. Mais on était confiants. Après, il y a le fait qu’à la Berlinale, il n’y a qu’un seul film qui est projeté le jour de l’ouverture.

Philippe Falardeau

« Près d’un millier de journalistes sont affamés et le morceau de viande ne satisfait pas tout le monde. Et puis il y a aussi le fait que les trades [les magazines spécialisés comme Variety ou Hollywood Reporter] donnent le ton dans les festivals et qu’on se concentre beaucoup sur ce qu’ils écrivent. »

Malgré les réserves des bibles de l’industrie, My Salinger Year a trouvé des distributeurs un peu partout, notamment aux États-Unis, où il prendra aussi l’affiche le 5 mars, comme au Canada. « Au début, je m’autoflagellais, je ne voulais plus sortir de ma grotte, dit Falardeau. Puis Luc Déry m’a rappelé que si les distributeurs avaient acheté le film, malgré certaines critiques, ils ne l’avaient pas fait pour me faire plaisir, mais parce qu’ils y croyaient. »

Il ne regrette certainement pas d’être devenu le deuxième cinéaste québécois, après Gilles Carles, en 1980, à Cannes (avec Fantastica), à ouvrir l’un des quatre grands festivals de cinéma de la planète. « Avec le recul, quand je vais y repenser dans quelques années, je vais juste me compter chanceux d’avoir vécu ça : une projection en ouverture de la Berlinale, devant 2200 personnes, deux semaines avant que l’univers ferme au complet. J’ai l’impression de parler de quelque chose qui s’est passé il y a six ans. Je mesure bien ma chance ! »