La nuit du 12, de Dominik Moll, est un film puissant, troublant, intelligent. « Un film tristement passionnant », a titré mon collègue Marc-André Lussier, qui lui a accordé une cote de 8 sur 10. « Une véritable leçon de cinéma », a écrit le confrère du Devoir François Lévesque en lui attribuant quatre étoiles et demie. « Attention, grand film ! », a renchéri la consœur de Radio-Canada Helen Faradji.

La critique française était au diapason lorsque La nuit du 12 a pris l’affiche outre-Atlantique, il y a un an. Et le public a été au rendez-vous : quelque 550 000 billets vendus. Sans surprise, le polar de Dominik Moll (Harry, un ami qui vous veut du bien) a été sacré grand gagnant de la plus récente Soirée des Césars avec sept prix, dont ceux du meilleur film et de la meilleure réalisation.

Ce polar « à l’américaine », d’une subtile efficacité que ne renierait pas David Fincher, avec des accents de la série Twin Peaks de David Lynch, semble avoir un défaut de taille pour le public québécois : c’est un film français.

À sa première semaine à l’affiche, malgré une critique dithyrambique, La nuit du 12 n’a obtenu que 23 000 $ au box-office, c’est-à-dire environ 1 % des parts de marché, selon Cinéac, qui compile les recettes des films au Québec.

Certes, le film a été distribué dans très peu de salles, ce qui fait partie du problème. Si Dominik Moll et son coscénariste Gilles Marchand avaient fait de La nuit du 12 une série télé de six épisodes de 45 minutes destinée à Netflix – en anglais, svp –, non seulement la critique québécoise aurait crié au génie, mais on en aurait parlé autant que de Succession autour de la machine à café (virtuelle) du bureau.

Même les films français qui profitent d’une distribution importante n’arrivent pas – sauf exception à la Astérix – à se tailler une place vraiment intéressante auprès du public québécois.

L’innocent, de Louis Garrel, également plébiscité par la critique et nommé à de multiples reprises à la Soirée des Césars, a fait chou blanc au Québec, accumulant seulement 62 000 $ de recettes.

PHOTO EMMANUELLE FIRMAN, FOURNIE PAR MAISON 4:3

Louis Garrel et Roschdy Zem dans L’innocent, un film écrit et réalisé par Louis Garrel. Les deux acteurs étaient nommés aux Césars, l’un dans la catégorie du meilleur acteur, l’autre dans la catégorie du meilleur acteur dans un second rôle.

Je ne parle pas de films français obtus et exigeants, destinés à des publics cinéphiles purs et durs, mais bien de films grand public. L’innocent est un croisement entre le film policier, la chronique familiale et la comédie romantique. C’est un film sans prétention, drôle et absolument charmant.

Il y a au moins 25 ans que l’on regrette le déclin du cinéma français chez nous. Il est vrai que le star-système français ne s’est pas renouvelé depuis la grande époque de Catherine Deneuve et de Gérard Depardieu au Québec, un marché qui a été tenu pour acquis par la France.

L’industrie du cinéma français a trop longtemps misé sur notre cousinage, notre langue commune et notre héritage culturel historique pour s’assurer notre fidélité, sans faire davantage d’efforts.

Les vedettes françaises n’hésitent pas à se rendre en septembre au Festival international du film de Toronto, l’un des plus importants au monde, mais n’ont plus l’habitude de systématiquement faire escale au Québec, de loin le marché le plus important pour le cinéma français au pays, afin de rencontrer le public et les médias.

Aussi, le bassin de cinéphiles québécois amateurs de films français ne s’est pas renouvelé. C’est particulièrement flagrant depuis une décennie, alors que le déclin de la fréquentation du cinéma français s’observe de manière constante chez nous. D’une moyenne d’environ un million de spectateurs entre 1985 et 2014, le nombre de cinéphiles québécois attirés par le cinéma français a chuté presque de moitié, avant même la pandémie.

Ce qui est étonnant, dans la mesure où l’immigration française est en forte croissance au Québec et que bien des jeunes Québécois sont plus que jamais branchés culturellement sur la France. Il n’y a qu’à voir les salles combles pour les spectacles de rap français pour s’en convaincre.

Le cinéma français, malheureusement, semble faire exception. Il n’obtient au Québec, pour la première moitié de 2023, que 4,4 % de parts de marché, selon Cinéac. Ces parts étaient de trois à quatre fois plus élevées il y a 20 ans. Le cinéma américain se taille toujours la part du lion, avec 85 % des parts de marché depuis six mois.

En moyenne, 320 films français sont produits chaque année depuis une décennie. Une fraction de ceux-ci sont distribués au Québec (57 ont pris l’affiche chez nous en 2021). Plusieurs sont vus par les cinéphiles québécois grâce à des festivals comme Cinémania.

En 2001, quelque deux millions de billets ont été vendus pour des projections de films français au Québec ; davantage que pour des films québécois.

Vingt ans plus tard, l’assistance des films français a fondu à 264 000, selon l’Observatoire de la culture et des communications du Québec.

L’effet pandémique y est bien sûr pour quelque chose. Les gens vont moins au cinéma de manière générale.

Il reste que selon Unifrance, l’organisme chargé de la promotion du cinéma français à l’étranger, le Québec n’était en 2021 que le 15territoire en importance pour l’exportation du cinéma français, derrière le Brésil, les Pays-Bas et l’Australie. Environ un million de Belges et de Luxembourgeois, sur cinq millions de francophones, avaient vu un film français en salle en 2021.

En France, on pointe en partie les exploitants de salles québécois pour la baisse de régime du cinéma français chez nous. « Les exportateurs témoignent d’un territoire difficile, principalement tourné vers les productions américaines ou locales et au sein duquel le raccourcissement des fenêtres d’exploitation en salles, indépendamment du succès des films, nuit mécaniquement aux performances des productions françaises », conclut à propos du Québec un bilan statistique du Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC), publié en septembre dernier.

Au-delà des statistiques, un fait demeure : en boudant le cinéma français au Québec, pour toutes sortes de raisons, on se prive de grandes œuvres.