Le film a été décrit il y a 20 ans comme une œuvre de science-fiction. Dans S1m0ne, Al Pacino incarne Viktor, un cinéaste sur le déclin qui perd en plein tournage l’actrice principale de son film et le financement de ses producteurs. C’est alors qu’un crack de l’informatique lui propose un logiciel nommé Simulation One, permettant de créer de manière virtuelle « l’actrice idéale ».

Et Dieu (celui de l’intelligence artificielle)… créa S1m0ne, à partir d’images de synthèse. Elle correspond à tout ce dont rêve Viktor : elle est jolie, docile et lui voue un culte. Le subterfuge n’est pas découvert. Le public n’y voit que du feu, le film est un succès. Bientôt, S1m0ne devient la plus grande des stars hollywoodiennes, faisant de l’ombre à son mentor, envieux de sa soudaine popularité. Viktor finit par dévoiler le pot aux roses, mais personne ne veut le croire.

J’ai repensé à cette satire de 2002 sur les vedettes préfabriquées alors que l’intelligence artificielle (IA) est sur toutes les lèvres. S1m0ne n’est pas un grand film, mais on ne peut nier que le regard d’Andrew Niccol (le cinéaste de Gattaca et le scénariste du Truman Show) était prescient.

Pendant que l’Assemblée nationale s’inquiète avec raison de l’impact de l’intelligence artificielle sur l’industrie du doublage au Québec, c’est l’ensemble du cinéma mondial qui redoute les avancées technologiques de l’IA sur ses corps de métier.

Les voix de Tom Cruise ou de Nicole Kidman peuvent désormais être traduites dans une multitude de langues, ce qui menace de rendre le doublage obsolète. Ce n’est que la pointe de l’iceberg des révolutions technologiques qui bouleverseront les façons de faire du cinéma dans les prochaines années.

James Earl Jones, qui prête sa voix au personnage de Darth Vader, a accepté que celle-ci puisse être utilisée après sa mort dans des productions de Star Wars, grâce à l’intelligence artificielle. En 2016, dans le film Rogue One, Peter Cushing reprenait le rôle qu’il tenait dans le premier film de la série des Star Wars en 1977… même s’il est mort en 1994.

On connaît déjà les effets spéciaux de rajeunissement numérique, qui se raffinent sans cesse. Dans les nouvelles aventures d’Indiana Jones, qui seront présentées au Festival de Cannes le mois prochain, on a rajeuni le visage d’Harrison Ford de 40 ans.

Dans la série des films Avatar, des comédiens en chair et en os côtoient des personnages créés notamment grâce à la capture de mouvement. Les Na’vi sont des géants bleus. On se posera peut-être davantage de questions éthiques lorsqu’il sera pratiquement impossible, pour l’œil non averti, de distinguer les « vrais » acteurs des faux.

Même un jury professionnel n’est pas parvenu à identifier une image générée par l’IA cette semaine aux Sony World Photography Awards. Il a fallu qu’un lauréat révèle lui-même son stratagème.

Qui sait ce qui nous attend dans 20 ans ? Peut-être qu’on n’aura même plus besoin d’acteurs dans les films. On pourra imaginer un antépisode du Déclin de l’empire américain, mettant en vedette Rémy Girard, Dominique Michel, Yves Jacques, Dorothée Berryman, Pierre Curzi, Louise Portal et le reste de la distribution du film de Denys Arcand, dans leur vingtaine ou jeune trentaine, sans qu’aucun des acteurs ait eu à tourner la moindre scène ou donner la moindre réplique.

À court terme, les scénaristes ont davantage que les acteurs des raisons de craindre l’impact de l’IA sur leur métier. Si ChatGPT peut déjà rédiger des travaux universitaires mieux que bien des étudiants, on peut facilement imaginer qu’un logiciel plus performant puisse adapter efficacement un roman pour le cinéma. Scénariser Mille secrets mille dangers d’Alain Farah dans le style de Philippe Falardeau, par exemple. Ou se substituer à un script-éditeur et dynamiser les dialogues d’un scénario « à la manière de Xavier Dolan ».

Si vous croyez que c’est de la science-fiction, détrompez-vous. Le syndicat des scénaristes hollywoodiens, la Writers Guild of America (WGA), a accepté le mois dernier que l’intelligence artificielle puisse être utilisée dans l’écriture de scénarios, à condition que les scénaristes soient toujours rémunérés et crédités au générique.

Selon la proposition de la WGA, un dirigeant de studio pourrait confier un scénario écrit par ChatGPT à un scénariste, qui serait chargé de « le réécrire ou le polir », rapporte le magazine Variety, sans perdre pour autant son statut d’auteur principal sur le projet. On n’arrête pas le progrès…

Déjà que bien des scénarios hollywoodiens ressemblent à de la peinture à numéros ou à des boîtes-repas de prêt-à-manger. Constamment la même recette. On mélange tel et tel ingrédient, on laisse mariner l’amoureux éploré, on tire sur la ficelle de la culpabilité, on provoque une rencontre improbable, cinq minutes à broil et le tour est joué.

Je m’amuse, au grand dam de mon entourage, à deviner avec beaucoup trop de facilité les rebondissements et les répliques des films et des séries que l’on regarde à la maison. Des scénarios qui recyclent à l’envi des formules éculées, comme s’ils étaient écrits à la chaîne par des robots.

Pas étonnant, dans les circonstances, que certains envisagent de faire l’économie de scénaristes. D’autant que grâce à l’IA, Hollywood n’aura bientôt plus besoin de soumettre ses films à un public test afin de savoir si cette fin ouverte ou ce revirement « inattendu » est susceptible de lui plaire. Un simple algorithme se chargera d’évaluer les préférences des auditoires potentiels. Business is business.

Et si l’IA n’était pas qu’une menace ? Et si, plutôt que de faire sombrer le cinéma dans le consensuel – ce qui est déjà la règle générale à Hollywood –, l’intelligence artificielle n’encourageait pas au contraire l’émergence d’un cinéma encore plus original, qu’aucune banque de données n’aurait pu imaginer ? Un cinéma unique, qui étonne et qui détonne, prend des risques et fait fi des formules toutes faites ? Ça, c’est peut-être de la science-fiction.