Pauline Kael, considérée par plusieurs comme la plus grande critique de cinéma des États-Unis, a pris sa retraite du New Yorker en 1991, affligée par l’état du cinéma américain. Elle prétextait n’avoir plus rien de nouveau à dire. A.O. Scott a quitté la semaine dernière son poste de critique de films au New York Times, après 23 ans, évoquant plus ou moins les mêmes motifs.

Dans un épisode du Daily, le balado du Times, Scott – grandement influencé par Pauline Kael – a regretté la mainmise des films de superhéros sur le cinéma hollywoodien et l’influence néfaste des plateformes numériques sur le septième art.

« L’espace culturel accordé aux films qui m’intéressent semble rétrécir, a-t-il déclaré. Le public requis pour soutenir des œuvres originales est anesthésié par des algorithmes ou distrait par les mauvaises nouvelles sur les réseaux sociaux. »

Il est difficile de le contredire. Dans une salle de cinéma, me rappelait récemment une réalisatrice, on a l’avantage de tenir le public captif pendant 1 heure 30 ou 2 heures. Il n’y a pas de pause toilette, pas moyen de consulter son téléphone sans gêner son voisin et il n’est pas question de regarder le film en deux ou trois séances, comme s’il s’agissait d’une série télé.

Je comprends la lassitude de Scott face au fameux MCU, le Marvel Cinematic Universe, et ses ersatz qui semblent prendre toute la place dans l’horaire des cinémas. Même s’il y a du bon dans le lot, personne ne peut nier que les studios hollywoodiens ont tendance à étirer la sauce.

La principale victime de cette avalanche de films d’action ironiques n’est pas le cinéma d’auteur (qui a son propre public et ses propres niches), mais le cinéma populaire de qualité.

C’est étonnant qu’un film aussi charmant que The Fabelmans ait connu des résultats aussi décevants aux guichets (43 millions de recette pour un budget de 40 millions US).

PHOTO MERIE WEISMILLER WALLACE, FOURNIE PAR UNIVERSAL, ARCHIVES ASSOCIATED PRESS

Michelle Williams dans The Fabelmans

A.O. Scott a raison de dire que le cinéma n’a plus le même rayonnement culturel. On ne commente plus comme avant les nouveaux films à l’affiche autour de la machine à café du bureau. Ces discussions, lorsqu’elles ont lieu, viennent avec un certain décalage.

On m’a parlé récemment de Triangle of Sadness et d’Everything Everywhere All at Once, offerts en vidéo sur demande. Les films « oscarisables » – je pense à deux autres finalistes à l’Oscar du meilleur film, Tàr et Women Talking – sont devenus des objets auxquels s’intéressent essentiellement les cinéphiles. Et ce n’est pas un phénomène proprement américain.

Le public est moins enclin à dépenser pour un seul film en salle l’équivalent d’un abonnement mensuel à une plateforme numérique. C’est compréhensible… même s’il s’agit de deux expériences bien différentes. Comme on dit à Cannes : y a pas photo.

L’impact des plateformes et de leurs algorithmes sur l’état du cinéma est indéniable. Des étudiantes de l’UQAM m’ont interrogé à ce sujet cette semaine. Bien sûr que Netflix nuit à la cinéphilie en général. Même si d’autres plateformes telles Mubi et Criterion font découvrir le cinéma de répertoire à de nouvelles générations.

Les algorithmes tiennent aussi le public captif, en nous rendant paresseux. On regardera plus volontiers ce qui nous est d’emblée suggéré que ce qu’on doit chercher dans le labyrinthe de Netflix. Si on regarde surtout des séries, on nous proposera surtout d’autres séries. C’est un cercle vicieux.

PHOTO CARLOS SOMONTE, FOURNIE PAR NETFLIX, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

Scène de Roma, d’Alfonso Cuarón

Aussi Netflix, puisqu’on en parle, me semble s’être tiré dans le pied en finançant à coups de dizaines de millions des films (Roma, The Power of the Dog, Marriage Story ou encore The Irishman) qui n’ont pas eu le même impact sur la plateforme que s’ils avaient pris l’affiche en salle.

Cette netflixisation a aussi eu raison de l’enthousiasme d’A.O. Scott pour son métier. Il poursuivra sa carrière à la section des livres du New York Times. Ce qui intéresse Scott, comme Pauline Kael avant lui, est la discussion sur l’art. Scott en a tiré un essai, Better Living Through Criticism, sur la nécessité de la critique, notamment artistique. Or, la critique de cinéma est moins stimulante lorsque le dialogue devient un monologue ou, pis encore, un dialogue de sourds avec des fanboys (qu’A.O. Scott s’est mis à dos avec sa critique des Avengers).

PHOTO FOURNIE PAR MARVEL

Scène d’Avengers : Infinity War

La critique n’a plus l’influence qu’elle avait à l’époque où sévissait Pauline Kael. J’ai participé il y a une quinzaine d’années à un panel de la Mostra de Venise, modéré par Peter Cowie, avec les vénérables critiques américains Richard Corliss, Jonathan Rosenbaum, Molly Haskell et Andrew Sarris, le grand rival de Pauline Kael.

Cette génération de critiques n’était pas nécessairement meilleure que celles qui ont suivi, mais elle avait le net avantage de ne pas être noyée dans une mer de commentaires plus ou moins avisés, de critiques vidéo de deux minutes et de notes d’agrégateurs sur un « tomatomètre ».

Le métier de critique de films se meurt et bien des cinéastes ne s’en plaindront pas. Quentin Tarantino n’est pas de ceux-là. Il a déjà déclaré avoir été influencé autant par Pauline Kael que par n’importe quel cinéaste, et son dixième film s’intitulera The Movie Critic. Tarantino prétend que ce film campé en 1977 sera son dernier. Il ne s’agira pas, en revanche, d’un biopic sur Pauline Kael, décédée en 2001.

La fin de la carrière de critique de cinéma d’A.O. Scott est peut-être anecdotique. Sa collègue et co-critique en chef du New York Times, Manohla Dargis, m’a assuré cette semaine qu’elle demeurait en poste. Ce changement est symptomatique de l’air du temps. Plusieurs, comme Scott, s’interrogent non seulement sur l’avenir de la critique, mais sur l’état du cinéma lui-même comme forme d’art populaire.

Le cinéma n’est pas mort comme certains l’avaient annoncé il y a près de 100 ans, avec l’arrivée de la télévision. Mais est-ce que l’âge d’or des séries télé, la multiplication des plateformes numériques et l’omniprésence des films de superhéros sonneront le glas du cinéma tel qu’on le connaît ?

Les oiseaux de malheur sont nombreux à survoler le septième art comme des rapaces, en attente de cette mort annoncée. À leur place, je ne retiendrais pas mon souffle. Et pas seulement parce qu’un public friand de sensations fortes sera toujours au rendez-vous pour des propositions à la Top Gun : Maverick, réputé avoir « sauvé » le cinéma en salle dans la dernière année.

PHOTO ARCHIVES ASSOCIATED PRESS

Tom Cruise dans Top Gun : Maverick

Certes, la relation du public au cinéma n’est plus la même. L’impact culturel du cinéma n’est plus le même. Mais de là à affirmer que le cinéma n’a plus la même valeur, il n’y a qu’un pas… que je refuse de franchir.

Il y a autant de bons films en 2023 qu’en 1991, l’année de la retraite de Pauline Kael. Et lorsque l’on trouve une perle, dans toute la médiocrité que l’on consomme sans trop réfléchir, il y a tant à dire.