On ne mesure pas toujours la portée d’un évènement quand il est en train de se passer, quand on est dans le feu de l’action. Cependant, le documentariste russe Vitaly Mansky ne peut expliquer ainsi pourquoi il a attendu 18 ans avant de consacrer un film à la montée de Vladimir Poutine.

Au tout début du documentaire Putin’s Witnesses (que l’on peut traduire par Les témoins de Poutine), le cinéaste, à qui les Rencontres internationales du documentaire de Montréal (RIDM) consacrent cette année une rétrospective, présente des images de sa famille le soir du 31 décembre 1999.

Alors qu’à la télévision, Boris Eltsine cède les rênes du pays à Vladimir Poutine, la femme du cinéaste est anéantie, convaincue d’assister au retour d’un homme fort qui va serrer la vis aux Russes. « C’est une catastrophe. Un jour, on va se souvenir des années Eltsine comme d’années de bonheur, comme d’une utopie », dit-elle. Derrière la caméra, le cinéaste dit partager son opinion.

Dans les mois qui ont suivi, Vitaly Mansky a eu un accès privilégié à Vladimir Poutine et a préparé pour la télévision russe un documentaire sur le nouveau dirigeant.

Il était là, le soir de son élection, en mars 2000, une élection planifiée jusque dans les moindres détails par un cercle rapproché. Il a marché à son côté dans le Kremlin, parlant de l’avenir du pays.

Pendant que la caméra roulait, le cinéaste a posé à Vladimir Poutine des questions qui trahissaient ses craintes de voir son pays retourner en arrière. Se faisant rassurant, le nouveau président lui a alors chanté les louanges de la démocratie et affirmé qu’il n’enviait en rien la vie des monarques. Il disait rêver du jour où il vivrait à nouveau comme un citoyen ordinaire, éprouvant les effets de ses propres décisions.

Plus de deux décennies plus tard, alors que Vladimir Poutine est toujours au pouvoir et que son opposition est plus que jamais écrasée, Vitaly Mansky porte un regard dur sur son propre rôle dans le retour d’une autocratie en Russie. « Le consentement tacite transforme les témoins en complices », l’entend-on dire aussi à la fin du documentaire. Il soulève là une réflexion qui taraude plus d’un journaliste, plus d’un documentariste.

« Longtemps, j’ai eu la conviction folle que tout pouvait changer [en Russie], que tout pouvait être surmonté », dit-il aujourd’hui en entrevue, dans le vestibule de la Cinémathèque québécoise. « Putin’s Witnesses est apparu quand j’ai pris conscience de ma perte. C’est un aveu personnel de mon échec et une reconnaissance de ma responsabilité dans ce qui s’est passé. »

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Aujourd’hui, c’est le silence de ses concitoyens qui l’attriste. « Le silence des Russes, c’est la tragédie principale d’aujourd’hui, et c’est la grande victoire du Kremlin », dit-il.

Vitaly Mansky, lui, fait parler ses images. Haut et fort. Son travail est célébré aux quatre coins du monde, mais en Russie, il subit de plein fouet les conséquences du rétrécissement graduel de la liberté d’expression. « Mon film Putin’s Witnesses n’a jamais été vu dans tout le territoire de la Russie, alors que j’ai même pu montrer ce film en Iran », donne-t-il en guise d’exemple.

Président de l’Artdocfest, festival de documentaires fondé à Moscou en 2007, il a de plus en plus de difficulté à bâtir un programme pour les festivaliers russes.

Nous montrons les films que nous pouvons. Selon les dernières consignes de l’État, nous ne pouvons pas montrer de films sur l’Ukraine, sur la communauté LGBT, sur la Tchétchénie ou sur l’opposition. Qu’est-ce qu’il reste pour un festival qui présente des films d’auteur sur des thèmes actuels ?

Vitaly Mansky

Le réalisateur a déménagé à Riga, dans la Lettonie voisine, en 2014.

« Quand je suis parti, en 2014, il n’y avait pas encore d’interdiction de dire ce qu’on pensait, mais je ne pouvais plus rester physiquement dans cette zone énergétique. La vague qui a couvert le peuple russe de bonheur après que la Russie a récupéré la Crimée, ça m’a poussé hors de cet espace. Je sentais que je devais sauver ma peau, dit-il. Ça me fatiguait de sentir que je participais au processus tragique menant à la perte de liberté de tout un peuple. »

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La liberté. C’est aussi à ce thème que Vitaly Mansky a consacré son plus récent film, Gorbachev. Heaven (Gorbatchev. Paradis), portrait intimiste de l’ancien chef de l’Union soviétique, aujourd’hui nonagénaire et malade.

Sans complaisance, il lui a permis de laisser un dernier témoignage sur sa vie et son rôle central dans la chute de l’empire soviétique. « [Mikhaïl] Gorbatchev est le seul leader [russe] qui a cru que l’intérêt de la personne était plus important que l’intérêt de l’État. Au moins, qui a énoncé cette idée », note le cinéaste.

Trente ans plus tard, la grande majorité des Russes ne pardonnent pas à Gorbatchev d’avoir causé la dislocation de la superpuissance russe. Vitaly Mansky, lui, est convaincu que l’histoire aura le dernier mot. « Je suis certain à 1000 % que son legs sera rétabli en Russie. Le pays va continuer à changer. Il y aura du progrès. Même si ça doit prendre 100 ans. »

Pour voir les films de Vitaly Mansky

Gorbachev. Heaven est offert sur la plateforme en ligne des RIDM du 18 au 21 novembre.

Consultez la plateformes des RIDM

Ce jeudi, deux films du cinéaste seront présentés à la salle Fernand-Séguin de la Cinémathèque québécoise.

Private Chronicles. Monologue, à 18 h 15

Broadway. Black Sea, à 21 h 15