Dans Juste entre toi et moi, le journaliste Dominic Tardif se prévaut d’un grand luxe, celui du temps. Toujours quelque part entre le rire et l’émotion, entre la riche réflexion et l’anecdote à bâtons rompus, ces entretiens sont autant d’occasions permettant à des personnalités médiatiques et culturelles d’aller au bout de leur pensée.

On le sait amateur de lutte depuis quelques années, mais n’empêche : Robert Lepage qui discute avec un acrobate de la psychologie d’un lutteur en lui demandant « Est-ce qu’un vrai lutteur agirait comme ça ? », ça amuse autant que ça étonne. En amont d’un enregistrement d’un épisode de la série balado Juste entre toi et moi, nous avons passé la journée à Québec en compagnie de celui qui se prend beaucoup moins au sérieux qu’on se l’imagine.

Nous sommes dans une salle d’entreposage du Musée de la civilisation de Québec et Robert Lepage est accroupi devant André le Géant à tenter d’identifier la position optimale dans laquelle placer les immenses espadrilles sous le tout aussi immense pantalon crème du défunt lutteur. Robert Lepage n’est évidemment pas tout à fait devant André le Géant, mais devant un mannequin – immense ! – sur lequel est suspendu un de ses costards, prêtés par la World Wrestling Entertainment (WWE).

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Avez-vous regardé beaucoup de matchs de lutte au cours des derniers mois, Robert ? « Trop. On en a regardé trop, han, Steve ? », répond le metteur en scène en envoyant un clin d’œil entendu à son bras droit, Steve Blanchet, directeur de création chez Ex Machina.

PHOTO EDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, LA PRESSE

Robert Lepage en entrevue dans son bureau

La compagnie planche depuis plus d’un an sur l’exposition Lutte. Le Québec dans l’arène, qui prendra l’affiche le 20 mars, un chantier pour lequel ils seront tous les deux devenus des experts en la matière – assez en tout cas pour que l’auteur de ces lignes, disciple des musculeux héros du matelas depuis ses 4 ans, soit soufflé par leurs connaissances.

Trouver les kisbets

Mais pour l’instant, après en avoir fini avec les godasses du Géant Ferré, Robert Lepage, Steve Blanchet et la productrice déléguée d’Ex Machina Nadia Bellefeuille sont quelque part dans les dédales du musée, à tenter de trouver une manière de mettre la main sur des kisbets, ces pantalons propres à la lutte à l’huile turque. L’objet, qui devrait faire partie de la portion de l’expo portant sur les luttes du monde entier, manque toujours à l’appel.

S’en passer ? Pas question ! Robert Lepage ne lâche pas le morceau et fouille son rolodex mental, à la recherche de quelqu’un, quelque part dans le monde, qui pourrait rapporter à Québec l’indispensable vêtement.

Se plaît-il à pousser ses collaborateurs dans leurs derniers retranchements ? « Oui, un peu, mais pas parce que je suis sadique », répond-il en riant, dans son lumineux bureau du Diamant donnant sur la place D’Youville, dans lequel vous apercevrez des figures de lutte et de Star Trek, un laminé du premier spectacle de Genesis à Québec le 6 avril 1973 (spectacle auquel il a assisté), ainsi qu’un buste de Shakespeare dans lequel se cache un bouton activant un modèle réduit de la Batcave de Batman, dont il nous fera une démonstration avec la joie innocente d’un gamin à Noël.

Quand des jeunes commencent avec nous, ils donnent leur 200 %, oui, mais ils ne comprennent pas toujours tout de suite que lorsqu’on dit dans une réunion “Ça, ouain ça ne marche pas”, ça veut dire qu’on recommence tout à zéro le lendemain.

Robert Lepage

Le tragique et le ridicule

C’est dans son gym, à Loretteville, que Robert Lepage a accepté une invitation du lutteur Marko Estrada à venir assister à un gala de la NSPW. L’homme de théâtre l’avoue avec une candeur qu’on ne lui soupçonnait pas : il se faisait des idées quant aux idées que ces gros bras pouvaient se faire à son sujet.

Une soirée au Centre Horizon et c’était réglé : Robert Lepage allait vite comprendre qu’il s’était trop longtemps privé d’un plaisir aussi irrésistible que kitsch. Marko Estrada est aujourd’hui un ami et un consultant pour SLAM !, le spectacle inspiré de l’univers de la lutte qu’il met en scène pour la compagnie de cirque Flip Fabrique.

Depuis son ouverture en 2019, le Diamant présente d’ailleurs des galas de lutte avant lesquels un pianiste en queue-de-pie joue du Metallica et du Black Sabbath sur le Steinway de style Louis XV, couvert de feuilles d’or, qui trône dans le hall.

PHOTO EDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, LA PRESSE

Robert Lepage

Plusieurs des apparentes contradictions qu’incarne Robert Lepage semblent contenues, et résolues, dans cette image d’un pianiste qui joue du métal : celle d’un créateur exigeant, de réputation internationale, mais dont le père était un chauffeur de taxi presque analphabète, et qui ne désire rien de plus que d’être fidèle au passé du lieu où est érigé le Diamant, le marché Montcalm, où riches et pauvres venaient faire leurs emplettes.

Il y a dans la lutte tout le tragique de l’existence, magnifié par le visage contorsionné d’hommes et de femmes aux torses ruisselants, mais aussi le ridicule de cette même existence, deux éléments qui s’entrechoquent constamment dans l’œuvre de Robert Lepage. Et pourtant, cette image d’intellectuel compassé lui colle à la peau, ce qui explique peut-être pourquoi les gens sursautent lorsque, sur un plateau, son amie de longue date Guylaine Tremblay l’appelle Bob et qu’il l’appelle en retour Guylou.

Un gars drôle

Son intérêt pour la lutte est sincère, sans aucun doute, mais si cette improbable alliance pouvait contribuer à déconstruite cette fausse réputation, il ne s’en plaindrait pas. « Les gens pensent toujours que je suis quelqu’un de très sérieux, mais je suis un gars très drôle, je suis même capable d’être vulgaire », assure celui qui a quand même joué dans Ding et Dong, le film. Lors d’une de leurs premières rencontres, un archiviste du Musée de la civilisation lui a récité par cœur le monologue qu’il livre dans ce classique du cinéma québécois. Au grand délice de Robert.

Je me suis souvent fait offrir de participer à des bien-cuits, et au début je disais non, mais j’ai fini par accepter, parce qu’il y a là tout un côté de ma personnalité qui s’exprime. Les gens sont étonnés : “Je ne pensais pas que tu pouvais faire des jokes.”

Robert Lepage

La fascination de Lepage pour la lutte, c’est aussi son passé de joueur étoile de la LNI, sport auquel, pour marquer des points, il faut absolument jouer avec son adversaire, et non pas contre.

« La lutte, observe-t-il, repose sur un paradoxe énorme : il faut que tu aies l’air du plus fort, du plus intelligent, du plus doué, du plus talentueux, mais en même temps, si tu fais juste te mettre de l’avant, toi, ça ne marche pas. Faut que tu aides l’autre à briller. » Et s’il y avait ici quelque chose comme une leçon de vie ?

Consultez la page du spectacle SLAM !

Trois citations tirées de notre entretien

À propos de l’aspect prédéterminé de la lutte

« On fait le vœu pieux de dire : “Regarde, tu fais semblant que c’est vrai et moi, je fais semblant que je te crois.” Et c’est le début du théâtre, ça ! On sait très bien que Marie Tifo n’est pas Maria Chapdelaine, mais on l’accepte, pour peu qu’elle nous en convainque. C’est un échange de crédibilité, c’est un jeu à deux. »

À propos des liens entre la lutte et le cirque

« J’ai commencé à me réintéresser à la chose circassienne parce que j’y trouvais la même énergie qu’il y avait dans la lutte avant. Les tout premiers shows du Cirque [du Soleil], c’était ça : il y avait de l’athlétisme, de l’acrobatie, des risques, des corps magnifiques. J’ai l’impression qu’au Québec, pendant un bout de temps, le départ de la lutte a été comblé par le nouveau cirque. »

À propos de ce qu’est un bon match de lutte

« Un bon match de lutte, c’est quand on sent qu’il y a des enjeux qui vont au-delà de ce qui se passe dans la salle. Il faut que l’arbitre soit vraiment bon, parce que l’arbitre représente la justice, et il faut qu’il montre que la justice, elle est souvent vendue. […] Le public ne voit pas juste des lutteurs se tapocher, il voit des injustices, des gens tricher, des gens honnêtes, prétentieux. C’est ce à quoi les gens réagissent. Un des personnages les plus importants, c’est le public. »