Après avoir reporté deux fois la production Long voyage vers la nuit, qui devait prendre l’affiche en janvier, le Rideau Vert a finalement annulé les représentations. Le metteur en scène Yves Desgagnés, également concepteur du décor, revient sur son beau et douloureux voyage, qui n’aura jamais lieu.

Comment se sent Yves Desgagnés, en ce jour de froid polaire de janvier, alors qu’il marche avec cinq interprètes dans le décor du spectacle annulé au Rideau Vert ? « C’est comme un (long) coït interrompu. Ça fait trois fois en moins de deux ans que je monte le spectacle au complet. On est prêts, ou presque… Et ça tombe encore à l’eau, à quelques jours de la première. C’est décourageant pour tout le monde. »

Yves Desgagnés prépare son Long voyage vers la nuit depuis quatre ans déjà. Il a amorcé le travail en 2018 avec René Gingras, qui a signé une nouvelle traduction de la pièce, ensuite avec les comédiens, les concepteurs, la direction… « Ce texte d’Eugene O’Neill est très touffu ; il demande beaucoup de mémorisation et de répétitions pour les interprètes ; Maude Guérin et Raymond Bouchard ont des partitions énormes ! »

Il ne restait donc pas assez de temps pour reprendre les répétitions après l’annonce du gouvernement Legault, le 25 janvier, et se replonger dans l’œuvre, terminer la conception musicale, les costumes, les éclairages, etc. Le Rideau Vert rouvrira donc ses portes le 15 mars prochain, avec Mademoiselle Julie. Dommage.

PHOTO ROBERT SKINNER, LA PRESSE

Yves Desgagnés

« Long voyage vers la nuit fait partie du top 5 des chefs-d’œuvre du répertoire mondial, avec les grands textes de Beckett, Tchekhov, Shakespeare, estime le metteur en scène. C’est aussi la première pièce que j’ai vue au Théâtre du Nouveau Monde, à 16 ans. Je me souviens que je m’étais dit en sortant rue Sainte-Catherine : “Un jour, je veux être dans cette pièce-là !” »

Un rêve et une muse

De mémoire, ce chef-d’œuvre du répertoire n’a pas été produit à Montréal depuis 1989 (chez Duceppe). En s’attaquant au Long voyage, Yves Desgagnés réalisait aussi le rêve d’un grand acteur québécois : « Il y a quelques années, Raymond Bouchard me confiait qu’il avait toujours rêvé de jouer James Tyrone [le patriarche de la famille dans la pièce]. J’ai ensuite pensé à Maude Guérin pour jouer sa femme, Mary Tyrone, parce que Maude [qui est tout le contraire du personnage dans la vie !], c’est ma muse, ma “blonde” artistique depuis 35 ans. »

Après le premier report de la production, en septembre 2020, Yves Desgagnés a contacté le réalisateur et directeur photo Jérôme Sabourin, pour travailler sur un téléthéâtre. Il a proposé son projet à Télé-Québec. « On a fait une nouvelle mise en scène, plan par plan, pour la télévision. Télé-Québec a refusé notre proposition, sans doute parce que le diffuseur privilégie des auteurs québécois. Mais notre proposition est aussi québécoise qu’une création ! »

PHOTO MARTINE POULIN, FOURNIE PAR LE RIDEAU VERT

Le décor de la production Long voyage vers la nuit, qu’on ne verra pas au Rideau Vert. La scénographie, signée par Yves Desgagnés, est inspirée de la toile Snow Storm, du peintre J. M. W. Turner.

Son rêve théâtral n’est pas mort pour autant. « Lorsque la situation sanitaire le permettra, avec Maude [Guérin], on pense louer une salle à Montréal, pour jouer la pièce en autogérée, dit Desgagnés. En attendant, je peins des toiles dans mon atelier aux Éboulements. J’ai d’ailleurs exposé une trentaine de tableaux à la galerie Québec Art, en novembre dernier. »

Le muscle du théâtre

Yves Desgagnés a adoré le texte d’opinion de l’homme de théâtre Olivier Choinière dans La Presse en janvier.

Lisez le texte « Le théâtre est un muscle politique »

« Choinière dit que le théâtre est un muscle politique qu’on doit développer ; sinon on le perd. Moi aussi, j’avais moins envie d’aller au théâtre durant la pandémie… »

Après deux ans de yoyo sanitaire, la relance des arts vivants m’inquiète un peu. Est-ce que le public aura perdu l’habitude de fréquenter les salles ? C’est inquiétant pour la pérennité de la culture québécoise… Il y a déjà suffisamment d’ignorance et d’inculture dans la société actuelle.

Yves Desgagnés

— Voyez-vous quand même de la lumière au bout du tunnel… pour reprendre la formule préférée du premier ministre Legault ?

« Rien ne peut être pire que ce qui est ! », a écrit Tchekhov dans Ivanov. Il y aura toujours de la lumière quand un artiste exprime la vérité sur l’être humain dans une œuvre. Qu’est-ce qu’on fait ici sur Terre ? Tous les plus grands auteurs ont posé cette simple question.

« Pour moi, ce n’est pas déprimant, un drame, poursuit-il. Au contraire, je trouve ça très réconfortant d’explorer des œuvres dramatiques, humanistes, introspectives, comme Long voyage vers la nuit, En attendant Godot, Mort d’un commis voyageur. Des pièces qui sont un baume sur nos souffrances humaines. Je trouve ça bien plus déprimant de voir des comédies plates, vulgaires et pas drôles, qu’on nous propose ad nauseam. »

Finalement, le Long voyage d’Yves Desgagnés n’est pas tout à fait terminé.

Le difficile deuil de Lysis

PHOTO CATHERINE LEFEBVRE, COLLABORATION SPÉCIALE

Bénédicte Décary devait interpréter en janvier le rôle-titre de la pièce Lysis, mais la pandémie a tout chamboulé.

Le samedi 5 février devait souligner l’ultime représentation prévue au calendrier pour Lysis, au Théâtre du Nouveau Monde (TNM). La pandémie a tout chamboulé : pour la deuxième fois, la pièce a été reportée. Seule consolation pour les artisans de cette création d’envergure : une captation théâtrale qui a eu lieu les 29 et 30 janvier.

Aux dires de Bénédicte Décary, qui interprète le rôle-titre, l’émotion était palpable dans les coulisses et sur la scène du TNM le week-end dernier. « Ç’a été un moment très émouvant pour tout le monde. C’était la première fois qu’on se voyait dans nos costumes, la première fois qu’on montait sur scène au milieu du décor, avec les super beaux éclairages et tout. »

« C’était étrange. On n’avait pas répété ensemble depuis un mois et depuis, certaines interprètes, comme Brigitte Paquette et Sally Sakho, n’étaient pas là… On était totalement désorientés sur scène ! C’était du jamais vécu pour tout le monde. Une expérience hors de ce monde, comme un saut dans le vide.

On se voyait dans ce qui aurait pu être et qui ne sera pas. Devant une salle vide. J’ai beaucoup pleuré…

Bénédicte Décary

En plus de jongler avec l’émotivité ambiante, les interprètes ont dû s’adapter rapidement à un nouveau découpage des scènes. Le documentaire Lysis, au cœur de la création, qui sera présenté en webdiffusion du 4 mars au 27 mai, n’est pas une captation intégrale de la pièce, mais davantage un laboratoire filmé qui offre un aperçu du travail effectué par les artistes. La présentation de la pièce devant public est pour l’instant prévue au printemps 2024.

Un deuxième report qui fait mal

Pour les 14 interprètes et 3 musiciennes qui composent la distribution, la plus récente fermeture des salles, annoncée le 20 décembre dernier, a été particulièrement dure à encaisser. « J’ai passé un très difficile temps des Fêtes, admet Bénédicte Décary. C’était un gros deuil à faire. Le travail était presque achevé ; on était prêts… »

  • Bénédicte Décary, Nadine Jean et Olivia Palacci interprètent trois militantes dans la pièce Lysis.

    PHOTO CATHERINE LEFEBVRE, COLLABORATION SPÉCIALE

    Bénédicte Décary, Nadine Jean et Olivia Palacci interprètent trois militantes dans la pièce Lysis.

  • Adèle Trottier-Rivard fait partie des trois musiciennes chargées d’interpréter sur scène la musique créée par Philippe Brault.

    PHOTO CATHERINE LEFEBVRE, COLLABORATION SPÉCIALE

    Adèle Trottier-Rivard fait partie des trois musiciennes chargées d’interpréter sur scène la musique créée par Philippe Brault.

  • Pour l’occasion, les interprètes (de gauche à droite) Karine Gonthier-Hyndman, Bénédicte Décary, Olivia Palacci et Nadine Jean ont enfilé leur costume signé Marie Chantale Vaillancourt.

    PHOTO CATHERINE LEFEBVRE, COLLABORATION SPÉCIALE

    Pour l’occasion, les interprètes (de gauche à droite) Karine Gonthier-Hyndman, Bénédicte Décary, Olivia Palacci et Nadine Jean ont enfilé leur costume signé Marie Chantale Vaillancourt.

  • Le décor signé Dominique Blain sert d’écrin aux scènes captées pour ce laboratoire de création.

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    Le décor signé Dominique Blain sert d’écrin aux scènes captées pour ce laboratoire de création.

  • La metteure en scène Lorraine Pintal donne quelques instructions aux interprètes.

    PHOTO CATHERINE LEFEBVRE, COLLABORATION SPÉCIALE

    La metteure en scène Lorraine Pintal donne quelques instructions aux interprètes.

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Lorsqu’elle a su qu’elle ne pourrait pas endosser le rôle sur lequel elle travaillait depuis des mois, elle s’est exilée à la campagne avec son conjoint, François Papineau, et leurs deux enfants.

« J’étais complètement déprimée. J’ai ressorti mes disques de blues et certains soirs, l’apéro arrivait de bonne heure ! Je suis une personne très optimiste de nature, mais cette fois, j’ai vécu de l’anxiété.

Tout arrêter d’un coup, ça donne le vertige. On se prépare pendant des jours, comme pour une course à haute vitesse, et subitement, on se retrouve à courir dans le vide. C’est comme si le plancher s’était ouvert sous mes pieds.

Bénédicte Décary

Ce sentiment d’être freinée en plein élan, Bénédicte Décary ne l’a pas vécu souvent au cours de sa carrière sur les planches. « Au théâtre, the show must go on. Toujours. On joue, quoi qu’il arrive, peu importe qu’on soit malade ou qu’il y ait un deuil dans notre famille. Je me rappelle que lorsque je jouais Le misanthrope au Rideau Vert, j’ai fait une fausse couche la veille de la première. Le lendemain, j’ai pleuré toute la journée, mais j’ai fait le spectacle. On est habitués à jouer, peu importe les circonstances. Avec la pandémie, on est déconcertés. On ressent un grand sentiment d’impuissance. »

L’arrêt est d’autant plus brusque pour Bénédicte Décary qu’elle portait sur ses épaules le rôle phare d’une création pour le moins costaude. Elle était de toutes les scènes ou presque, son personnage (très librement inspiré de Lysisrata d’Aristophane) oscillant sans cesse entre colère et désarroi, entre tristesse et passion brûlante. Ce rôle de Lysis, elle l’a porté des mois durant, dit-elle. « Je suis passionnée par mon travail. Quand je joue, le rôle m’habite sans arrêt. J’y réfléchis tout le temps. En me couchant le soir, je peux passer le show dans ma tête pendant 30 ou 40 minutes. On n’arrête jamais de peaufiner un spectacle. C’est ça, l’art vivant. »

Le travail des interprètes commence bien avant que les répétitions de groupe se mettent en branle, soit trois mois avant la première, explique Bénédicte Décary. « Il y a beaucoup de travail en amont. Il faut apprendre le texte par cœur le plus possible, on fait tous du travail individuel sur notre personnage. Apprendre le texte, se le rentrer dans la tête, est un travail fastidieux et difficile… »

Il faut savoir que la pièce écrite par Fanny Britt et Alexia Bürger, mise en scène par Lorraine Pintal, a déjà été annulée une première fois en 2020. C’est donc la deuxième fois que cette production se fait tirer le tapis sous les pieds en raison des mesures sanitaires. « La première fois, c’était au début de la pandémie et on était au milieu des répétitions, se souvient l’actrice. On s’est retrouvés en mode gestion de crise ; on apprivoisait le monstre. Aujourd’hui, c’est différent. On a une fatigue accumulée depuis le début de la pandémie. Et on ne sait plus trop ce qu’il faut faire avec les consignes pas toujours claires, les tests rapides qui fonctionnent ou pas… »

Malgré la double déception, Bénédicte Décary n’a pas l’intention de quitter le navire. « J’ai déjà dit que je restais à Lorraine [Pintal], mais je ne vais pas passer deux ans à regarder mon texte ! Je vais garder ce spectacle en veilleuse dans mon cerveau et j’y reviendrai quand les cieux seront plus propices. » En espérant que la troisième fois soit la bonne.